PASOLINI ET LE « THEATRE DE ¨PAROLE »
» Que j’utilise l’écriture, ou que j’utilise le cinéma, je ne fais rien d’autre que d’évoquer dans sa matérialité, en la traduisant, la langue de la Réalité. » in L’expérience hérétique. Pier Paolo Pasolini
Le 2 novembre 1975, le cadavre de Pier Paolo Pasolini est retrouvé dans un piètre état sur la plage de Ostie, près de Rome. L’enquête permit de trouver rapidement un assassin, l’adolescent Pino Pelosi dit la Grenouille, et un mobile d’ordre sexuel. En quelque sorte, la perversion aurait conduit Pasolini à sa propre fin. Mais la suite de l’affaire s’avèrera bien plus croustillante qu’une simple affaire de mœurs : soupçons de l’implication du pouvoir politique, reniement des aveux du soi-disant coupable trente ans après les faits. A l’image de son œuvre, la mort de Pasolini dérange.
En France, Pasolini est surtout connu pour ses films engagés sur le plan politique et moral, et controversés à cause de la violence et de la cruauté de certaines scènes. Salo ou les 120 jours de Sodome en est un exemple phare : critique envers la normalisation d’une société basée sur un pouvoir de classe, violent et raciste, les scènes sadiques et scatologiques, qui ne manqueront pas, à l’époque, de susciter le scandale et l’indignation, ont pour objectif de représenter tout ce qui est refoulé par l’image que la société donne d’elle-même.
Pasolini, épris par une volonté insatiable de s’exprimer, ne s’est pas adonné qu’au cinéma. Acteur d’une époque marquée par une explosion de créativité, il a expérimenté d’innombrables formes artistiques, parmi lesquelles le théâtre. Une vieille passion dont on retrouve les traces à ses 16 ans dans un contexte des plus étranges quand on songe au personnage qu’il est. A l’occasion d’un concours organisé par le ministère de l’éducation nationale du régime fasciste, sa pièce gagne, malgré la sobriété et la faible dose de nationalisme, le premier prix sur le thème du Risorgimento (l’unification politique de l’Italie au XIX siècle).
Par la suite, lors de son activité d’enseignement dans les années 1940, il écrit des pièces pour les jouer avec ses élèves. Le jeune Pasolini se voyait alors comme une sorte de théoricien de la pédagogie, et considérait l’art comme un moyen d’accès privilégié à l’acquisition du savoir. Pour la petite histoire, on retiendra la pièce intitulée Les Enfants et les Elfes dans laquelle Pasolini jouait le rôle d’un ogre avide de chair d’enfants.
Dans les décennies suivantes, ses activités littéraire – qui comprend aussi le roman et la poésie – et cinématographique trouveront une forme de consécration dans le monde intellectuel. Malgré son engagement toujours plus fort dans le cinéma, il n’abandonne pas son activité dramaturgique.
Dans sa vision critique et de recherche continue, il écrit même en 1968 un Manifeste pour un nouveau théâtre qui accompagne la seule mise en scène qu’il réalisera dans sa vie, celle de sa pièce Orgie au théâtre Stabile de Turin. Il y expose une vision du théâtre qu’il divise en deux catégories : le théâtre de bavardage et le théâtre du geste et du cri. Le premier serait une sorte de miroir de la bourgeoisie qui s’écoute tandis que le deuxième, dans lequel on pourrait placer une certaine avant-garde, crée le scandale dans le but de satisfaire les fausses prétentions anti-bourgeoises au sein même de la bourgeoisie (un peu comme dans la chanson Les bourgeois de Jacques Brel). Pasolini se refuse catégoriquement à alimenter cette industrie culturelle.
En revanche, il propose un « théâtre de parole », en lutte contre la culture de masse, et de fait destiné aux groupes culturels avancés de la bourgeoisie. Il se résigne au fait que le monde populaire, selon lui privé par la société des instruments culturels nécessaires, ne puisse accéder à la forme culturelle haute que représente, à ses yeux, le théâtre. Pour lui, « seule la rigueur d’une rite culturel peut rappeler la saine horreur du rite religieux que fut
le théâtre des origines ». D’une certaine manière, il veut élever son public avancé en un public intellectuel, défavorable à la cause bourgeoise. C’est pourquoi il déconseille « aux dames qui fréquentent les grands théâtres (citadins) et qui ne manquent aucune « première » de Strehler, Visconti ou Zeffirelli, d’assister aux représentations du nouveau théâtre. Si, par hasard, elles s’y rendent, dans leurs visons symboliques et pathétiques, elles trouveront une pancarte à l’entrée avertissant que les dames en manteau de vison seront dans l’obligation de payer le billet trente fois plus que son prix normal (au demeurant extrêmement bas) . Cette même pancarte, en revanche, signalera que les fascistes (à conditions d’avoir moins de vingt-cinq ans) auront droit à l’entrée gratuite ».
Les premières représentations de Orgie furent des plus tendues et les critiques ne l’accueillirent pas avec enthousiasme. Cet échec démotivera Pasolini qui se retournera alors vers le cinéma et la poésie. On ne peut toutefois qu’admirer dans cette tentative toute la force d’un homme et l’enchantement d’une époque que l’on peine à trouver aujourd’hui.
Camilla Pizzichillo
Photo : Laura Betti dans la mise en scène de Orgie.