UN ENTRETIEN AVEC EMANUEL GAT
Emanuel Gat était l’invité du dernier Festival Montpellier Danse, fort perturbé par les actions de la coordination intermittents. Entretien avec le danseur et chorégraphe :
Inferno : Quel est votre point de vue sur les revendications des professionnels de la culture quant à leur assurance chômage ?
Emanuel Gat : J’observe, je lis beaucoup. J’essaie de comprendre ce qui est en train de se passer. Ça reste de la science fiction pour moi. Je viens d’un pays (NDLR : Israël) où le statut même danseur n’existe pas. Mon métier n’est même pas reconnu. L’écart est si grand que je reste un peu extérieur à cela. J’observe.
Je pense qu’il est évident que la force de la France, la raison de ma présence ici, c’est la place de la culture dans les arts et la société. Ce n’est pas seulement un discours, cela se traduit par des aspects pragmatiques qu’on peut chiffrer dans un budget. Je viens dans un pays où le budget de la sécurité représente 50% du budget de l’État. C’est évident que cette place donnée à la culture, il faut être vigilant et la préserver.
J’avoue que je ne me sens pas bien placé pour dire ce qu’il faut faire. Je me sens comme quelqu’un qui découvre, qui a beaucoup de chance pour travailler dans ce pays et qui n’a pas à donner de leçons.
J’ai cinq enfants. Avec cinq enfants, je peux toucher mille euros d’allocations familiales par mois. En sept ans ça fait plus que quatre-vingt mille euros. Je n’ai pas pris un sou. Je me sens plutôt dans la sensation que j’ai une compagnie qui donne du travail à des artistes français, on est connus à l’international comme une compagnie française mais je ne pense pas que l’état me doive quelque chose. En Israël, j’étais pendant dix/douze ans serveur jusqu’à 3/4 heures du matin parce que je pouvais pas vivre de la danse. Les cinq dernières années, j’ai gagné ma vie comme danseur.
Pourquoi être venus en France ?
On y venait beaucoup pour les résidences de créations et aussi pour jouer nos spectacles. Mon administrateur était français, Didier Michel. J’avais envie de changement, envie d’aller ailleurs et la France s’est présentée, c’était une évidence.
Comment se produit la danse en Israël ?
Il y a les deux trois grandes compagnies. Beaucoup de compagnies qui ne sont pas subventionnées se basent sur des coproducteurs et des tournées à l’international. C’est de toute façon de l’argent qui vient de l’extérieur. Mais aujourd’hui aussi, on est à 85% autofinancé, notamment par des tournées à l’étranger.
Tout système pourrait être ajusté, approfondi. C’est un système exemplaire car il y a une réflexion sur ce qu’on crée, comment ça se crée… Le débat qu’il y a aujourd’hui autour de l’art et de la création, c’est un vrai sujet du quotidien politique d’un pays. C’est une chose extrêmement précieuse, se débat. C’est une société qui est en questionnement. Moi, je préfère vivre dans cette société, qui se pose des questions brûlantes et importantes autour de la culture.
Pour votre prochaine création, depuis combien de temps travaillez-vous ?
On a commencé en février. C’était un processus assez rapide. Six à sept semaines de répétitions réparties sur 4 à 5 mois. Mais je peux me permettre de travailler sur des périodes relativement courtes, car ça nous économise des sous et on est déjà dans un dialogue très abouti avec mon équipe. On est dans un processus qui est continu. On n’a pas besoin de prendre le temps de se connaître, de poser des bases etc. Ça nous permet d’avancer très vite, avec des idées.
Quel est le moteur du travail cette fois-ci ?
C’est toujours le même moteur. C’est une série de questions qui sont toujours à la base de ma recherche chorégraphique. Du fait qu’on évolue, que mes danseurs changent dans leur vie, ces questions changent. Il n’y a jamais de rupture, mais c’est un processus qui continue. On se pose les même questions mais on ajuste les réponses. Il n’y a pas de point de départ très différent.
Chaque pièce a un caractère différent car chaque pièce va se focaliser sur une question qui va être au centre.
Là, il y a un gros travail de son et un gros travail sur l’espace qu’il peut y avoir entre le visuel et l’auditif, comment cet espace peut être chorégraphié, mis en valeur, comment cet espace peut être un outil de réflexion.
Comment se passe une répétition chez Emanuel Gat ?
De façon très spontanée. Je n’arrive jamais avec une trame, je ne sais jamais ce que je vais faire quelques minutes avant. C’est une machine qui se met en marche et dans la mise en marche, du sens émerge. C’est un processus : se poser des questions par rapport à des mouvements. On essaie, on regarde, c’est quelque chose qui est super intuitif. Il y a un processus qui est de faire des choix tout le temps.
Faire ces choix, susciter ces questions, diriger l’attention des danseurs, c’est mon rôle. Je suis un œil extérieur qui ne guide pas mais qui fait des propositions parce que je ne joue pas dans le jeu, je suis à l’extérieur.
Et cela peut-il créer des tensions avec les danseurs ?
Avec les danseurs, ça se passe super bien, aujourd’hui c’est vraiment comme une famille. Ça se passe bien car se sont de vrais artistes, extrêmement curieux, très courageux car je leur lance des défis très conséquents et ils sont prêts à prendre des risques, à se remettre en question. C’est un groupe qui est très autonome. Je pose les idées, je fais des propositions et je suis vraiment à l’extérieur.
Quel est votre rapport au corps ?
Je pense que mon travail exige d’autres maîtrises que celle du corps ou du mouvement. Ce qu’ils font, en terme de gestion des informations en temps réel, c’est là leur vraie virtuosité. Quand je fais des stages, au bout de deux heures, les gens n’en peuvent plus car ils n’arrivent pas à gérer le nombre d’informations en temps réel.
Il y a une traitement des données qui fait que mes danseurs ont dans leur tête au moins cinq logiciels de données ouverts et qu’ils les gèrent tous en même temps. Énormément de contraintes, de lois, pour que cette chorégraphie aboutisse.
Le fait que la manifestation de tout ça se fasse par le mouvement, c’est presque au bout du truc. C’est ça leur force.
Quelle est la place du public dans ce processus ?
On n’essaie pas de montrer, si je suis dans une position de montrer, le public est passif. C’est un événement, une situation où tous les participants sont actifs. Chacun a un rôle extrêmement actif dans cette démarche. Je ne montre pas mais j’essaie d’offrir ce moment ou cet environnement où le public peut faire des réflexions par rapport à ce qu’il voit et à ce qui est en train de se passer.
Je pense que c’est la force de l’art vivant. Ce n’est pas un objet déjà fait. Dans l’art plastique, l’artiste n’est pas présent, le processus est fini. Ce qu’il reste à faire au spectateur, c’est de déchiffrer, réfléchir, étudier, regarder. Là, il y a tout ça à faire mais c’est au moment où la chose se passe, dans une participation active. C’est toute la différence.
Est-ce que pendant cette participation se crée une émotion ?
J’espère, mais ce n’est pas moi qui la provoque . La pièce n’est pas faite de manière à provoquer les choses. Ces choses émergent, ça ressort tout seul de la pièce. Je ne sais pas quelles sont les émotions qui vont émerger. Chaque personne, chaque spectateur peut le sentir de façon très différente. Il n’y a pas de version officielle de ce qu’il faut ressentir. Ce n’est pas le but, c’est quelque chose qui va ressortir naturellement. Quand ça ne fonctionne pas, quand on ne ressent rien, c’est que quelque chose ne fonctionne pas dans cette machine, mais ce n’est pas le premier enjeu.
Comment choisissez-vous votre famille de danseurs ?
On a entre vingt-cinq et quarante ans. Je ne pense pas à l’âge. Ni au sexe ou au genre. C’est une personne, la personne me touche ou m’intrigue. L’âge, la nationalité, ne m’intéresse pas. C’est le première fois qu’il y a un nombre égal d’hommes et de femmes. Moi-même j’étais surpris quand je m’en suis rendu compte.
Est-ce que le spectacle bouge d’une représentation à l’autre ?
Le spectacle bouge toute le temps. On est allé très loin avec cette idée de créer des parties entières qui sont en train de se créer en temps réel par les danseurs. Ils ont des règles mais ça se crée pendant le spectacle, dans un fonctionnement de groupe. Chacun a le pouvoir de le changer en temps réel, ce qui demande énormément de concentration, d’avoir une vision large de ce qui est en train de se passer.
Le risque c’est que ça ne marche pas. Aujourd’hui (NDLR : trois jours avant la première), ça ne marche pas du tout parce que telles ou telles décisions ont été prises. Qu’est-ce qui a fait que cette décision a tout bloqué et que ce n’était pas intéressant ? Ça nous permet de déchiffrer le code quand ça ne marche pas. C’est vraiment très intéressant. Et ça les rend plus élaborés, ils doivent vraiment comprendre qu’est ce qui fait la machine. Cette compréhension totale les place dans une position très importante en tant qu’artistes. Et c’est pour ça que je ne peux pas le faire ailleurs, avec d’autres danseurs.
Le gestion du public est donc importante aussi ?
Ça change tout. Cette composante peut, au même titre qu’une autre, faire rater le spectacle. C’est aussi la capacité à gérer le stress. C’est une composante qui peut, quand elle est véhiculée de la bonne manière, t’aider à concentrer. Ce n’est pas évident. Ils sont dans un contexte où je suis constamment en train de créer des marches qui ne les laissent pas poser de repères. Ils ne peuvent pas se baser, ils ne peuvent pas avoir de points de repos. Ils abandonnent ça et ils sont dans un vide où ils peuvent être extrêmement présents, attentifs et réagir extrêmement vite par rapport à ce qu’il se passe pour trouver le bonne décision.
Vous faites des captations ?
Parfois on filme mais pas beaucoup. Je ne suis pas trop fan de la vidéo. S’il n’y avait tout le côté diffusion et marketing, je n’aurais pas filmé. Je pense que c’est quelque chose qui se passe en temps réel et tout le sens se perd quand tu essaies de le filmer. Ce n’est pas l’enregistrement musical qui est pour moi plutôt une amélioration. Je préfère entendre la musique enregistrée que d’aller voir un spectacle livre. Pour la danse, c’est complètement le contraire. Le sens se perd dans la vidéo. Enregistrer, c’est lié à notre culture et à notre besoin d’avoir un objet, d’archiver, d’avoir une trace, de revenir sur tes pas, mettre des choses dans les musées… Le problème avec la danse c’est qu’elle ne se prête pas à cette tendance très occidentale. Elle se casse complètement quand on essaie de l’enfermer, ça ne tient pas.
Y a t il des aller-retours entre les reprises de vos précédentes pièces et les créations ?
Le fait d’avancer dans le processus à chaque création, quand les danseurs reviennent sur la pièce précédente, ils ne peuvent pas mettre tout leur nouveau savoir, toute leur progression de coté. Ils vont être différents, ils deviennent plus élaborés dans ce qu’ils font, donc ça influence, évidemment.
Est-ce que vous avez des craintes avant une création ?
Il y a tout le temps une couche de crainte, ça fait partie de l’existence d’un artiste. Il y toujours une part de doute. Tu trouves quelque chose et tu es conscient que tu as perdu autre chose. Tu bascules tout le temps entre approfondir ta compréhension de ton processus et en même temps devenir conscient qu’énormément de choses restent ouvertes. Des choses que tu ne comprends pas exactement. Tu avances, tu vas plus loin mais tu te rends compte que tu n’as pas tout compris.
Est-ce qu’il y a une période d’épuisement avant, pendant ou après une création ?
Jamais. Je ne vais pas à l’extérieur puiser des idées. Je fais confiance au processus. Je ne travaille pas avec des idées, je travaille avec des gens qui travaillent sur le temps, l’espace…
Je ne vais pas faire une pièce sur Brel, sur l’amour, sur le conflit, sur… heu, je n’ai plus d’idées.
On travaille sur des matières qui sont très concrètes et qui sont toujours là. Il y a toujours de la matière.
Propos recueillis par Bruno Paterno






















