URIEL ORLOW, « THE UNMADE FILM », LA DÉLICATE PROPOSITION D’UN FILM EXPLOSÉ
URIEL ORLOW : Unmade film : The proposal / Laboratoires d’Aubervilliers, cycle « Le film et son double. Du film performatif » initié par Erik Bullot.
La deuxième séance du cycle orchestré par Érik Bullot « le cinéma et son double » aux Laboratoires d’Aubervilliers a accueilli le 19 mai 2015 une conférence-performance de Uriel Orlow, Unmade Film : The Proposal. L’hypothèse du cycle étant celle d’un tournant performatif du cinéma, Uriel Orlow a été invité pour présenter pendant 45 minutes la proposition d’un « film défait », d’un « film à faire » prenant pour point de départ l’hôpital psychiatrique israélien de Kfar Sha’ul construit sur les ruines du village palestinien de Deir Yassin.
La conférence-performance s’inscrit dans un processus plus large mené par Uriel Orlow depuis deux ans. Le projet « Unmade Film » est constitué d’une dizaine d’oeuvres, d’installations vidéos, sonores, de photographies, de dessins et de textes qui ont fait l’objet de plusieurs expositions à chaque fois différentes à Jérusalem, Zurich, au Centre Culturel Suisse à Paris et plus récemment à Southampton en Angleterre. Les extraits de ces pièces aux matériaux variés sont ici réactivés, partagés avec le spectateur au cours d’un témoignage impliquant l’histoire personnelle de l’artiste et l’histoire stratifiée d’un lieu de massacre réhabilité en hôpital psychiatrique israélien.
La proposition est exposée et commentée au fur et à mesure de la performance. L’histoire de K’far Sha’ul nous est décrite au cours d’un témoignage chorégraphié selon une partition méticuleusement réglée. La voix est presque inaltérable. L’artiste nous raconte les visites sur le lieu de l’hôpital pour y voir une de ses grandes-tantes survivante du camp de concentration de Auschwitz qui y fut internée après la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à sa mort trente ans plus tard. Personne alors de la famille n’avait connaissance de l’existence du massacre en 1948 commis par des milices paramilitaires sionistes du village de Deir Yassin sur lequel réside l’hôpital.
Au conditionnel, Uriel Orlow annonce « mon film commencerait avec une amorce noire et la voix-off d’un guide invisible » (traduction). Écran noir de « UNMADE FILM », le guide nous fait visiter les alentours du village, à chacun d’y déposer ses propres images. De l’hôpital, nous découvrons des photographies peuplées de chaises vides, désignant une autre absence. À ce palimpseste d’un lieu effacé, d’une mémoire occultée, Uriel Orlow suggère une anamnèse à travers des écritures disloquées. Comment parler d’un même lieu aux traumatismes différents sans les mettre sur le même plan de comparaison ? Face à l’impossibilité de juxtaposer l’histoire de la Shoah à celle de la catastrophe palestinienne, de la Nakba qu’un même objet filmique aurait produit, Uriel Orlow fait éclater les structures du cinéma et en propose une lecture active. L’histoire du lieu est laissée ouverte, suspendue à ces deux traumatismes distincts et dépendants néanmoins l’un de l’autre.
« La stratification ou le remplissage littéral, physique du site d’un trauma par les survivants d’un autre trauma plonge au cœur des choses.
Mais les relier dans un film créerait un problème moral : placer une souffrance près d’une autre invite immédiatement à la comparaison de quelque chose qui ne peut et ne devrait être comparé. Mais en même temps un trauma ne peut pas être pensé sans l’autre.
Aussi le film doit-il être fait mais ne peut pas être fait. »*
Autre structure du film, un scénario fragmenté. Issu de la pièce The Script, surgissent des mots de cas psychiques, de noms de troubles « post-traumatiques » tous éclatés sur écran noir et traduits en hébreux et en arabe. À partir de photocopies de rapports de cas rédigés par les psychologues, Uriel Orlow a prélevé les noms de ces troubles replacés à l’endroit des rapports. Scénario à trous que là encore le spectateur tente de raccorder. Une fois de plus, un film ne peut avoir lieu sans le risque de produire la situation que l’artiste reprend de Aristote : la catharsis. Le film et l’effet cathartique viendraient libérer le spectateur de ses émotions et clore une histoire encore irrésolue. Aussi ne nous est-il pas donné à voir ou à penser un conflit mais à réaliser une histoire lacunaire, interminable.
Unmade Film insiste sur un film non seulement défait mais à venir, à élaborer, peut-être même à perlaborer puisqu’il s’agit là d’un film en puissance traitant d’une situation d’occupation en cours, à répétition. À l’exemple du terme « post-traumatique » que les psychologues ont décidé de remplacer par « trauma continu », il ne peut y avoir un film, un objet fini qui conclurait une histoire béante, suspendue. Aussi, le soin de recomposer les éléments explosés du film pour produire son propre espace est-il transféré au spectateur, libre de poursuivre le travail. UNMADE FILM : A PROPOSAL ouvre à la rencontre fragile et généreuse entre le public et l’artiste pour un film à venir.
Flora Moricet
Vu le mardi 19 mai 2015 aux Laboratoires d’Aubervilliers, cycle « Le film et son double. Du film performatif » initié par Erik Bullot, en partenariat avec pointligneplan et en collaboration avec le MAC VAL
à venir : 13 octobre 2015 Alexis Guillier / Thomas Clerc
17 novembre 2015 Clara Schulmann / Simon Ripoll-Hurier
1er décembre 2015 Rabih Mroué / Stephen Wright
*Uriel Orlow, extrait traduit de l’anglais vers le français de la performance
ENTRETIEN AVEC URIEL ORLOW
« C’EST DEVENU PLUS JUSTE DE TRAVAILLER AVEC CETTE IMPOSSIBILITÉ DE FAIRE UN FILM ET D’ABORDER CETTE PIÈCE À TRAVERS DES FRAGMENTS. »
Peux-tu me décrire le projet initial avant Unmade Film: The proposal, tes différentes expositions ?
Tout le projet « Unmade Film » s’articule autour d’une dizaine d’oeuvres, la plupart sont exposées. Unmade Film: The proposal est une des plus récentes et existe exclusivement en live. Mes expositions commencent avec l’installation The Reconnaissance, une pièce sonore d’une conversation fictionnelle entre Pasolini et Robert Smithson. La pièce se compose d’un papier peint, d’un bac à sable, de photographies posées au sol contre le mur et d’une diaprojection.
Pour la conférence-performance aux Laboratoires d’Aubervilliers, j’ai présenté des extraits de certaines de mes pièces. Par exemple, la visite guidée qui nous mène au lieu de l’hôpital psychiatrique de Kfar Sha’ul. Pour la pièce The Voiceover, on entendait le son ambiant d’une voix qui bougeait dans l’espace et nous montre les maisons.
Le trajet des expositions commence à Jérusalem avec l’organisation Al Mamal, un centre d’art et de recherche à Jérusalem Est. J’y ai fait plusieurs résidences en deux ans environ. Puis il y a eu le Centre culturel suisse à Paris, l’espace d’art Les Complices à Zurich. La plus complète présentation a été il y a deux mois à Southampton, en Angleterre. Toutes les pièces étaient réunies sauf la conférence-performance. Le 25 juin au Castillo di Rivoli, à Turin, je présenterai une exposition aussi complète. Certaines de mes pièces ont leur existence à part, comme The Reconnaissance.
Unmade Film est-il un projet mouvant, sans fin ?
Ça change à chaque fois mais avec mes travaux, c’est toujours des projets de recherche qui s’élaborent sur un ou deux ans. Des pièces s’ajoutent, les recherches se développent. Je n’ai pas une vision globale, je travaille et au fur et à mesure je développe les pièces. J’aime l’idée de processus. Ça se conçoit comme une pièce ouverte qui s’élabore à travers les différents lieux d’exposition. On a fait une publication qui elle-même changeait selon les lieux d’exposition. Si les publications sont finies, les pièces finies, il reste toute une constellation de pièces dont le dispositif change selon les lieux. Par exemple, à Turin je vais montrer « The Production Photographs ». Je poserai des photographies de tout le processus de mon travail de deux ans sur une table : des prises de vues qui jouent avec le dispositif du film. Comme les photos de production d’un film…
Tu as été très accompagné pendant ce projet, tu as fait des workshops, beaucoup de rencontres…
Le dialogue était fondamental. Je traite d’un lieu qui a une histoire traumatique mais en même temps ce qui m’intéresse c’est le présent, raconter cette histoire dans le présent, avec les gens qui sont touchés par cette histoire. Je signe mes pièces mais c’est très important pour moi qu’elles soient le fruit de collaborations, avec des acteurs amateurs, des musiciens, des élèves… Une femme de théâtre professionnelle qui a travaillé avec Augusto Boal, du théâtre de l’opprimé, est venue participer à un workshop. The Staging vient de là. L’idée du workshop n’était pas seulement de produire une œuvre mais de générer une rencontre, entre Jérusalem et Ramallah. Tout n’est pas dans les pièces exposées. J’ai réalisé beaucoup d’entretiens avec des psychologues à Jérusalem-Est et à Ramallah sur les questions de conditions mentales vis-à-vis de la situation de cette occupation.
Comment ce lieu de Kfar Sha’ul est-il devenu le point de départ de ton travail ?
En fait, je connais ce lieux depuis mon enfance. Mon arrière-tante y était internée. Elle a survécue à Auschwitz et après la guerre a vécu à Jerusalem où elle souffrait d’une dépression nerveuse. Elle fut hospitalisée à Kfar Sha’ul dans les années 50 et y resta jusqu’à sa mort 30 ans plus tard.
Je ne savais pas que c’était un village palestinien converti en hôpital psychiatrique… c’est complètement fou. C’est fou de soigner des survivants de la Shoah dans le lieu même où il y a eu un massacre d’un autre peuple. C’est aussi une métaphore de la folie de la situation aujourd’hui.
D’où proviennent ces mots éclatés à l’écran de noms de troubles psychiques et physiques ?
Inspiré par le travail pionnier de Fanon, j’ai collectionné des histoires de cas de ces psychologues, notamment dans un centre à Ramallah, Treatment and Rehabilitation Centre for Victims of Torture (TRC). Le lieu est financé par l’Europe en fait. Les psychologues sont obligés de faire des rapports sur chaque patient. Ces rapports sont écrits en anglais. J’en ai collectionnés quelques-uns pour la pièce The Script, il y en a une soixantaine. Ce sont des documents extrêmement intimes et fragiles et difficiles à utiliser. Ils ressemblaient à une sorte de scénario qui se répète. Bien sûr, la souffrance est tout à fait individuelle mais la prison, la torture et les conditions d’internement ressemblaient à un même scénario. J’ai utilisé ces photocopies et j’en ai fait des dessins à mains en gardant les mots qui traitent des conditions. Sans pronom sans phrase, j’ai gardé juste les noms des cas sur la page exactement au même endroit sur la photocopie. Il reste des trous. J’ai traduit ces cas en arabe et en hébreux.
Et il y a eu d’autres rencontres…
Oui, pour d’autres collaborations, j’ai fait un workshop avec des élèves au sujet de cette femme qui avait trouvé les orphelins survivants au massacre. Nous avons travaillé à un story-board qu’ils ont dessiné pour créer un film sur l’histoire de leur école. J’ai aussi rassemblé un ensemble de six musiciens pour travailler sur la musique du film qui a donné lieu à un concert à Ramallah le jour du 65ème anniversaire du massacre. C’est devenu The Score, « la partition ».
Est-ce que tu t’es retrouvé face à l’impossibilité de faire un film ou bien tu as trouvé d’autres manières d’écrire ? D’ailleurs, initialement le projet était-il de faire un film ?
Oui, j’ai envisagé de faire un film initialement parce que ça me semblait important de raconter l’histoire de ce lieu, cette histoire folle. J’ai été face à plusieurs impossibilités, la première était pratique. On m’a refusé pendant longtemps l’accès à l’hôpital psychiatrique. Il ne me restait que mes souvenirs quand je rendais visite à ma grande-tante. J’ai finalement eu accès beaucoup plus tard à l’hôpital.
Par hasard, j’ai visité un village à côté de Deir Yassin, Lifta. Lifta est le seul village qui reste encore intact, en tant que ruine, de tous ces 400 villages dépeuplés. Tout le reste a été détruit ou transformé. J’ai pensé d’abord faire mon film là-bas puis c’est devenu The Reconnaissance, la conversation entre Pasolini et Smithson, dans l’idée de faire des repérages pour faire un film.
La deuxième difficulté de faire un film qui ait une unité a été celle de comparer sur le même plan la Shoah et la Nakba. Ça me paraît injuste et difficile d’inviter à la comparaison. Enfin, le dernier problème était qu’un film pouvait susciter une catharsis, une conclusion, quelque chose de clos alors que cette situation n’est pas du tout finie. L’occupation continue, la situation n’est pas un après-coup. C’est devenu plus juste de travailler avec cette impossibilité de faire un film et d’aborder cette pièce à travers des fragments. Et ça, ça impliquait nécessairement le spectateur. Ça demande une sorte de transfert éthique.
C’est au spectateur de prendre en charge le film ?
En tout cas, on le crée dans sa tête. Ça demande au spectateur de mettre les éléments ensemble, de collaborer avec le film. C’est une responsabilité et en même temps chacun est libre de le faire à sa manière. Mais oui, un travail doit se faire par le spectateur.
Est-ce que tu vas restituer ou rendre compte de la conférence-performance ?
Non, tout le reste voyage… sans moi. Mais cette performance est un moment presque de témoignage, de partage. Je ne veux pas que ce soit filmé. La conférence performance n’est pas un objet, ce n’est pas exposé, ça ne voyage pas sans moi. Ça reste une rencontre. C’est un moment entre le public et moi. Et chacun emmène ça avec soi. Éphémère.
Quelles sont tes premières pratiques ?
D’une manière ou d’une autre, je crois venir du film d’artiste. C’est important pour moi de ne pas diffuser pour le cinéma. J’aime l’aspect plastique impliquant le corps du spectateur. J’ai fait des installations avec sept moniteurs par exemple. La conférence-performance est chorégraphiée. Le texte que j’ai écrit pour cette performance ressemble à trois colonnes : projection / son / texte, conçue comme une partition. Depuis un moment, je travaille sur la piste que j’appelais avant le « film explosé ». Il y avait peut être un film qu’on explose dont il reste des fragments. Avec Unmade Film, c’est la première fois que je le formalise. Et faire du cinéma autrement, du film performatif m’intéresse toujours.
Entretien réalisé par Flora Moricet
Uriel Orlow, The Unmade Film : The Proposal, conférence-performance donnée aux Laboratoires d’Aubervilliers le 19 mai 2015 © DR / MLL
























