NIL YALTER, 1973-2015, LA VERRIERE BRUXELLES
Nil Yalter, 1973 – 2015 / Cycle Gestes de la pensée, commissaire Guillaume Désanges / La Verrière Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles / du 02/10/2015 au 05/12/2015.
11 aout. Le soleil se lève. Il fait très chaud dans le compartiment que je partage avec une dame arménienne. 12h15 … (nom indéchiffrable d’une petite halte). Le voyage avait commencé la veille à Gare de Lyon où Nil Yalter embarquait dans l’Orient Express, reliant, entre 1962 et 1977, Paris et Istanbul, un train populaire, loin de l’imaginaire romanesque et cinématographique. Mais le voyage avait commencé bien avant pour cette artiste née au Caire, d’origine turque, arrivée en France dès 1965, installée depuis dans des modes de création suivant des lignes sinueuses, désirantes, qui épousent les mouvements tournoyants et chaotiques du réel. Guillaume Désanges, commissaire d’exposition et initiateur du cycle Gestes de la pensée à La Verrière Fondation d’entreprise Hermès, souligne le penchant d’une œuvre mouvante vers la transhumance active et l’errance féconde.
Aller-retours entre les années 70 et l’actualité la plus brûlante, entre Paris et la Turquie, où Nil Yalter a été interdite de territoire dans les années de la dictature militaire, entre Istanbul et les steppes de l’Anatolie enfin, où l’artiste a passé du temps avec les femmes des population Bektis. La tente Topak Ev est désormais installée au centre du dispositif de la Verrière à Bruxelles. Son volume bas, tout en rondeurs, le feutre terne, opaque et chaleureux, les peaux de mouton à l’aspect cru et les motifs peints de la lune blanche ou noire polarisent une réflexion sur les espaces féminins publics et privés, enferment des bribes d’un savoir chamanique ancestral, laissent entendre quelque chose de l’ethos du nomadisme. Des mots de La Légende des 1000 taureaux de Yachar Kemal et des vers d’un poète futuriste russe, trouvent également leur place sur les parois et dans les plis de la tente. Il s’agit pour l’artiste d’explorer d’autres voies pour saisir le monde, pouvoir aller plus loin dans la recherche de la réalité, parvenir à conjuguer le réel et la narration. Nil Yalter cultive une démarche à la fois documentaire, poétique et engagée à la croisée des disciplines, entre la patience, l’attention et la disponibilité de l’ethnologue, et une critique politique aiguisée par une intime connaissance des réalités de l’exil.
La méthode d’empaquetage du service à thé pour le voyage, des motifs de tissage de kilims, ces magnifiques tapis traditionnels aux couleurs vives et à la symbolique immémoriale, des feutres fabriqués selon des méthodes anciennes, des poils de chèvres, sangles et franges en cuir, techniques de construction, nourrissent plusieurs panneaux muraux agencés autour de l’imaginaire nomade. Ils accompagnaient déjà la tente des femmes, lors de la première exposition d’envergure de l’artiste à l’ARC, l’espace contemporain du Musée d’art moderne de la ville de Paris, sur une invitation de Suzanne Pagé. A cette occasion, on met à sa disposition, pour une journée, un Portapak, la première caméra portable qui est à l’origine de l’art vidéo, pour filmer le public qui entre et sort de la tente et discute son expérience. Nil Yalter s’en empare comme d’un moyen privilégié de ses recherches artistiques auprès des femmes et des populations immigrées. Des milliers de km de pellicule, soit quelques cinquante heures de rushs, ont été sauvés de la destruction par les soins d’Alain Carou, responsable du service image de la Bibliothèque Nationale de France, à l’origine d’un vaste programme de numérisation. Nous espérons découvrir ces films rares dans l’exposition rétrospective que Béatrice Josse consacre à l’artiste au printemps 2016 au FRAC Lorraine.
En attendant, sur les murs de la Verrière à Bruxelles, Orient-Express, 1976, subtilement rythmé par des photographies, Polaroïds et dessins, nous met en mouvement, nous entraine dans un traveling qui nous installe au cœur d’un voyage désormais mythique, avec sa temporalité distendue, particulière, ses rencontres, ses tressaillements et ses rêveries, l’agitation de passagers anonymes, qui avec ses bagages, qui avec sa pelote de laine ou ses ongles rouges. L’exil, le nomadisme, le déplacement sont toujours en ligne de mire, même si cette œuvre véhicule un certain flottement, une légèreté fluide, attentive aux tensions entre l’Orient et l’Occident et leurs charges fantasmatiques, bercée par l’espace entre les rails.
Exile is a hard job, le néon rouge barre et semble bruler de sa lumière froide et impassible l’image d’une famille de Turkish Immigrants à la fois démultipliée et frappée par le sceau de l’invisibilité, de l’absence, de l’effacement. Sous forme d’affiche, cette pièce a circulé partout dans le monde, de l’Espagne, à Vienne et récemment à la Clark House Initiative à Bombay. 40 ans après sa réalisation, elle résonne encore terriblement avec l’actualité. L’exposition de la Verrière nous met en présence d’un travail à la fois pionnier et témoin des soubresauts, des avancées et désastreux dérapages de l’époque contemporaine, orchestre une discrète et pourtant vertigineuse rencontre avec une artiste, femme, nomade, qui a toujours su rester fidèle à ses désirs, ses intuitions et ses convictions, au plus près de la matière du monde.
Smaranda Olcèse
à Bruxelles
A signaler : Le FRAC Lorraine prépare une grande rétrospective de l’artiste pour 2016.
Photos copyright the artist / La Verrière Bruxelles























