77e FESTIVAL D’AVIGNON : Baldwin and Buckley at Cambridge – Elevator Repair Service –Gymnase du Lycée Frédéric Mistral, à 11h et 18H.
« Le rêve américain existe-t-il aux dépends des noirs américains ? » C’est la motion sur laquelle doivent se positionner deux orateurs de renom : Baldwin, romancier homosexuel noir, et Buckley, conservateur au sourire aiguisé. La pièce à laquelle nous assistons reproduit avec précision, au mot près, le débat qui s’est tenu entre ces deux figures, aux Etats-Unis, en 1965.
C’est l’argumentaire de Baldwin qui ouvre le bal : selon lui, la réponse à cette motion est relative à une perception du monde, une histoire, une place. Sans prendre appui sur sa propre expérience du racisme, il donne des faits, des statistiques : 300 noirs sur plus de 30 000 ont le droit de vote en Alamaba. Il fait provenir la doctrine suprématiste blanche de l’Europe ou déplore le manque de livres d’histoire sur l’Afrique. Surtout, selon lui, si l’exigence du self-made-man s’est faite au détriment des noirs américains, laissés sur la touche, c’est avant tout parce que la société a pu prendre appui sur une main-d’œuvre gratuite, d’esclaves à ouvriers exploités, et se construire, s’enrichir à vitesse grand V. Un orateur plus que convaincant, à la voix claire et sans trémolos, qui reste digne, sans agiter les bras comme le fera le Buckley qui lui succède.
« Monsieur Baldwin, aujourd’hui je décide de vous parler sans les nombreux égards qu’on réserve à votre couleur de peau. » La rhétorique du conservateur Buckley, au-delà de multiplier constamment les attaques ad hominem et les effets de manchette, sourire séducteur au front luisant, se fonde sur une relativisation constante de la situation : il y a tout de même des noirs américains médecins. De plus, toutes les sociétés ont leurs minorités, c’est comme ça, il faut bien faire avec. Ça pourrait être pire.
C’est là il me semble que le spectacle devient tout à fait pertinent : le discours dominant utilise une rhétorique qui nous est familière et contre laquelle, avec un peu de distance critique, nous pouvons nous armer. Tout comme en Amérique, la France a su tirer profit des vagues successives d’immigration et son rêve bleu blanc rouge est parcouru d’HLM en cartons, où la main d’œuvre bon marché a été cantonnée. En France aussi, le racisme est systémique, et ce n’est pas depuis la mort de Nahel que le peuple se soulève, contre le statut quo imposé par l’Etat.
Baldwin est l’incarnation préhensible d’un cri qui fait l’effort de construire des phrases. Pourtant les victoires de la lutte ne se sont pas uniquement faites à coups de débats et de marches pacifiques : cela, Baldwin le rappelle bien. Si Martin Luther King a pu faire entendre sa voix, c’est que des ponts ont été bloqués, incendiés, que des grèves ont mis le pays à l’arrêt. Si aujourd’hui, les droits pour les minorités ont été conquis, inscrits dans le texte de la loi, leur respect patiente encore, entre deux étages dans l’ascenseur qui aimerait être « social ». Une pièce en somme bien plus politique que théâtrale, à l’exception de la dernière et très courte scène qui justifie le titre de cet article et qui surtout, remobilise avec brio les raisons de poursuivre – à toute heure et en tous lieux – le combat pour pallier aux déficiences inévitables de la loi. Ne jamais se reposer, car dans 70 ans les pièces sur notre maintenant secoué feront consensus.