INFERNO

78e FESTIVAL D’AVIGNON. « Lacrima » – Texte et Mise en scène de Caroline Guiela Nguyen – du 1er au 11 juillet à 17h – Gymnase du Lycée Aubanel – Durée 2h55.

Voilà bien un des succès de ce Festival 2024 ! Durant 2h55, Caroline Guiela Nguyen et de formidables comédiens tiennent le public en haleine. Une fois encore la metteure en scène parvient à décrire un système universel dans un récit intime. Une prestigieuse maison de couture doit confectionner dans le plus grand secret la robe de la princesse d’Angleterre. Maud est la première couturière de la maison de couture et c’est elle qui va avoir la charge et la responsabilité de mener à bien ce projet impliquant aussi bien les dentellières d’Alençon que les brodeurs indiens.

Une fois de plus la vidéo fait son apparition sur scène mais alors que 9 fois sur 10 l’utilisation de la vidéo nuit au récit et à l’attention, Caroline Guiela Nguyen a su trouver ici la parfaite utilisation qui ajoute à sa mise en scène sans soustraire notre attention. Le splitscreen opéré en direct et montrant des lieux différents, Londres, l’Inde, Paris ou Alençon donne matière au monde créé par la metteure en scène. Tout est ici histoire de secrets, secret autour de la confection de la robe, secret de réalisation des dentelières, des broderies mais aussi secrets de familles et non-dits.

Peu à peu, Caroline Guiela Nguyen, décrit un monde oppressant qui, sous couvert de bonnes intentions noie des personnes qui tentent seulement de s’en sortir comme ces Indiens, soumis à des chartes et autres protocoles éthiques demandés par les maisons de haute-couture qui contraignent mais omettent sciemment de donner des moyens supplémentaires à leurs sous-traitants. Le système broie les petits et Maud, la première couturière en fait partie. L’étau au fil des 3 heures de spectacle se resserre autour d’elle et même si depuis le début les spectateurs connaissent la fin, on en vient à espérer pour elle que Caroline Guiela Nguyen aura bien prévu une pirouette tant tous ces personnages, créés sous nos yeux deviennent familiers et nous touchent profondément.

« Respire » est le fil conducteur de bout en bout du spectacle, comme pour ces dentellières qui jetaient un regard sur la dentellière d’à côté pour vérifier qu’elle ne faisait pas de l’apnée pour ne pas louper son
ouvrage. L’entourage de Maud saura-t-il lui retirer la tête de l’eau pour lui permettre elle aussi de respirer ? Caroline Guiela Nguyen nous tient nous aussi en haleine par sa mise en scène en forme de broderie,
son texte et son sens du tempo. Mais elle sait nous offrir de temps en temps une respiration salvatrice car malgré la lourdeur du propos et du déroulé, elle et ses comédiens jonchent l’atelier de couture de traits incessants d’un humour faisant mouche à chaque coup. Certains spectateurs s’attacheront sur le travail de ces dentellières ou de ces brodeurs, d’autres seront fascinés par la description quasi chirurgicale du travail sous secret des ateliers de haute couture, d’autres encore par le processus créatif.

Mais le véritable fil conducteur de ce spectacle est justement l’ensemble formé par ces vies croisées tels les fils d’un tissu qui se rencontrent au bon moment et créent une destinée. Tout comme la traine brodée, pas de droit fil ici mais seulement des vies tordues et cabossées et des hommes et femmes qui tentent de s’en sortir le plus honorablement du monde mais avec plus ou moins de réussite.

Caroline Guiela Nguyen conquiert une fois de plus le public avignonnais grâce à un spectacle dense et minutieux, traitant de sujets aussi bien politiques, sociétaux ou plus intimes qui parlent à l’ensemble des spectateurs. Jour après jours le public offre une standing ovation amplement méritée aux comédiens, à la metteure en scène et peut être aussi à toutes ces petites mains travaillant aux quatre coins du monde dans l’ombre des projecteurs et des paillettes.

Pierre Salles

Photo C. Raynaud De Lage