LE RETOUR D’ULYSSE : MOLLY BLOOM AU TNBA BORDEAUX

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MOLLY BLOOM / James Joyce / mes Laurent Laffargue / Du 5 au 9 février 2013 / TNBA Théâtre National Bordeaux Aquitaine.

Comment, lorsque l’on est « metteur en scène », peut-on prétendre s’attaquer à un monument comme celui de l’écrivain James Joyce qui dans Ulysse a réussi l’exploit de conter les aventures urbaines (et parfois moins urbaines … Si le roman fut frappé d’interdit aux Etats-Unis, c’est que les bonnes mœurs s’en trouvaient choquées …) de deux Irlandais, Leopold Bloom et Stephen Dedalus, en quelque mille pages. Vingt quatre heures de la vie ordinaire de deux hommes du tout début du vingtième siècle, qui déambulent dans Dublin, à la recherche d’eux-mêmes. Construit comme un chant homérique, le roman adopte comme mode d’énonciation la focalisation interne et mime les mouvements de la pensée des protagonistes, qui, comme dans un état second, se racontent.

Certes, Laurent Laffargue ne prend en compte que le dernier épisode d’Ulysse, celui où, Molly, l’épouse de Poldy (Léopold), dans un monologue fleuve, va déverser le flot de ses pensées, se racontant à son tour ; huit phrases, sans ponctuation autre que les pauses de sa propre respiration, huit phrases de cinq mille mots chacune, pour charrier seize ans de son existence. Elle a trente trois ans, l’âge de Céline Sallette, la comédienne qui l’incarne à la perfection. Si le mot clone n’avait pas une connotation négative, on pourrait l’employer ici tant l’idée que l’on se fait du personnage est figurée sous nos yeux.

Confrontée au temps qui est passé depuis sa « rencontre » avec celui qui l’a embrassée et puis qui lui a demandé si elle voulait … alors, pourquoi pas lui s’était-elle dit … alors oui … elle a dit oui …, et le temps qui brouille, efface et sépare, réinvente ainsi à l’envi ce qui a été. Et comme, cette femme, parle de là où le désir est, de ce lieu qui n’entend aucune pudeur qui serait concession, elle va avec une liberté totale et une force que seule sa faiblesse lui donne, se répandre avec une grâce qui nous atteint car, c’est la vérité dont on nous parle. Celle qui, se libérant des chaînes de la bienséance convenue nous met en relation avec l’essence de toute vie.

Dès lors, tout ce qui passe dans sa tête, tout ce qui traverse l’espace-corps de cette femme faite Pythie et qui révèle dans ses tressaillements non pas les visées des arcanes célestes mais ce qu’elle éprouve dans sa chair de femme, et ce que chacune avant elle avait tenu secret, va s’écouler devant nous. C’est un flot continu que rien ne pourra endiguer, ni la censure qui a dû être détournée naguère par Hemingway pour introduire clandestinement le livre aux Etats-Unis où il était frappé d’ostracisme, ni la morale commune, et ce flot d’une vitalité inextinguible va véhiculer toutes les humeurs, autant celles de l’âme que celles du corps.

Ainsi se mêleront les bribes des images laissées par la mer cramoisie, les figuiers, les roseraies, les géraniums, la sentinelle devant la maison du gouverneur, les petites Espagnoles qui riaient avec leurs châles, les Grecs, les Juifs et les Arabes enturbannés et dieu sait qui encore, les souvenirs de son mariage, de sa relation à l’homme, de sa relation aux hommes (tous ils ont que çà en tête rentrer par où ils sont sortis), traces mnésiques mêlées aux humeurs secrétées par son corps vivant de femme qui la fait saigner sur scène. Nous nous laissons transporter par ce flot et, ce que nous respirons là, est saturé d’une liberté vivifiante. La vie, la mort, le sexe, aucun sujet n’est écarté ; seules ses cuisses l’ont été pour donner et se donner le plaisir de la jouissance.

Sans fard, sans limite fixée par la pudibonderie de bon ton inventée par les censeurs hypocrites, Molly Bloom se donne à voir dans toute sa vérité de femme. En cela, on pourrait dire qu’elle constitue le prototype de toute entreprise révolutionnaire : l’affranchissement de ce qui « retient », de ce qui « contient », pour empêcher qu’advienne « ce qui est ».

Cette « cathédrale de mots », comme on a pu le dire d’Ulysse, abrite une « femme pleine de mots », pour qui Laurent Laffargue a construit une mise en scène assez exceptionnelle. En effet, pour que Molly, jouée par Céline Sallette, sa compagne dans la vie réelle, accouche de sa vérité de femme, la chambre qui constitue l’unique lieu scénique, par un dispositif complexe, se met à tourner de manière circulaire, comme le tambour d’une machine à laver, intervertissant plafond et plancher. Elle devient ainsi, cette « chambre claire » (au sens de Roland Barthes), une conque étonnante et (é)mouvante traversée par les contractions qui donnent le jour à une vérité qu’aucune femme avant elle n’avait osé proférer, une réplique du lieu originel où l’enfantement se produit. Cet endroit « à faire tourner la tête », où depuis que l’homme existe, les choses du monde se jouent.

Yves Kafka

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Comments
One Response to “LE RETOUR D’ULYSSE : MOLLY BLOOM AU TNBA BORDEAUX”
  1. merci Mme Sallette.Revenez vite au théâtre s.v.p.

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