CLASS ENEMY, DE NIGEL WILLIAMS : SIX « DESPER-ADOS » EN QUÊTE DE HAUTEUR
Class enemy de Nigel Williams / TnBa Bordeaux.
Plus désespéré que ces six-là, tu meurs ! Et ce ne sont certainement pas eux, les élèves de la seconde K (ce sont effectivement des « cas » …) qui pensent le contraire. Ils ont fait craquer (et le terme est à considérer dans tous ses sens : déchirer physiquement, s’écrouler nerveusement, bref s’effondrer) un à un tous les enseignants qu’on leur a envoyés puisque tel est leur viatique : détruire ce dont leurs conditions les ont privés et, si paradoxal cela puisse paraître, ce qu’ils aimeraient bien acquérir à leur tour, c’est ce qui leur manque si cruellement : le Savoir !
Pour l’heure, la salle de classe qui sert de décor à leur existence condamnée n’est que champ de ruines. Tables et chaises transformées en projectiles attendent avec eux qu’un énième hypothétique enseignant leur apporte ce qu’ils refusent avec ostentation et désirent secrètement tout à la fois … Mais, livrés à eux-mêmes dans ce lieu où les batailles rangées et la violence règnent en maître, ils attendront longtemps leur Godot.
Quand le dramaturge britannique Nigel Williams a écrit ce texte en 1978, au début de l’ère Thatcher, la misère sociale et culturelle avait déjà engendré une telle désespérance que des mouvements nihilistes s’en étaient fait le porte-voix. « No futur » n’était pas qu’un slogan mais une vérité éprouvée dans la chair scarifiée de ces laissés pour compte qui soldaient violemment à leur tour leurs comptes avec la société en agissant en véritables desperados. Quand on a tué l’espoir en la vie, seul ce qui est porteur de mort fait figure d’avenir.
Nuno Cardoso, metteur en scène d’origine portugaise, est parti de la traduction française de Daniel Loayza pour monter sa pièce. La première difficulté à laquelle s’est heurtée l’adaptation était celle du langage de ces jeunes britanniques en rupture de ban avec la société anglaise ultra-conservatrice. Comment traduire ces idiomes pour les rendre perceptibles à un public français contemporain ? Il ne pouvait être question de faire du mot à mot, tant le système éducatif anglais est éloigné du nôtre, et pas plus de s’inspirer du parler actuel des banlieues françaises, sous peine de donner dans le pastiche. Alors si « traduire » et « adapter » devenaient impossibles, que restait-il comme option ? Tenter au moins de transcrire ce que les personnages de Nigel Williams profèrent, sans essayer de trouver des équivalents en français mais de donner à « entendre» l’essence de leurs cris articulés autour d’un mal-être ravageur.
Alors cela donne cela : « Cosmo : Isprépare quoi hein ?/ Kalash : T’occupe de squi sprépare. / Croûton : Pourquoi on reste Cosmo ?/ Cosmo : On a un truc à faire pas vrai. /Croûton : Mais on l’a fait non ? On a pété les vit’ on a fauché la craie inous ont jamais donné les bouquins ça les emmerde qu’on spointe encore. On sfait chier. Vont forcément envoyer quelqu’un nous voir. J’ai pas raison ? / Alors on attend quoi pouscasser si on a compris le message ? On est nazes. »
Paroles de desperados qui savent qu’ils n’ont rien à attendre d’une institution qui les a formatés à être ce qu’ils sont, car, si chacun dispose d’une marge de liberté dans sa façon à lui de se situer par rapport aux conditions sociales imposées, la force du déterminisme est telle que selon le lieu où l’on naît on est prédisposé à un type d’existence qui échappe en grande partie au libre arbitre personnel. Là, le poids du déterminisme social est tel, que l’institution essaie seulement de se dédouaner de ses responsabilités en envoyant au front des enseignants qui font long feu face à cette haine transmise.
L’explosion de fureurs qui déferle sur les spectateurs au début de la pièce laisse craindre à un effet contre productif. En effet, face à cette violence palpable que ces écorchés vifs développent les uns contre les autres (à défaut d’un enseignant qui aurait pu cristalliser leur énergie dévastatrice), on pourrait, pour se protéger, avoir instinctivement le réflexe de rejeter en bloc ces jeunes, odieux tant dans leurs attitudes que dans les propos nihilistes qui sont les leurs. Et puis, les lignes vont bouger … Le caïd du groupe, Kalash (nikov ?), celui-là même qui éructe ses obscénités haineuses, tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge et fait régner une terreur diffuse, va proposer que chacun d’entre eux enseigne tour à tour aux autres ce qu’il sait ; les enseignants ayant déserté, il n’y a pas en effet d’autre possibilité pour acquérir le Savoir, sorte de Graal fantasmé.
Dès lors, plus ou moins contraint par le chef de bande dont le quotient intellectuel n’est rien moins que supérieur à la moyenne, chacun va y aller de son « cours ». Le sexe, le jardinage, « c’est la faute aux Arabes » (« c’est la faute à Rousseau ! »), le pain perdu, les vitres (comment les casser …), l’autodéfense, autant de sujets qui, dans la manière dont ils sont développés, disent les souffrances et les espérances des protagonistes. Chacun porte en lui une blessure originelle, une ligne de faille terrible et jusque là garder secrète, qui va éclater sous les feux des projecteurs. Père disparu, père abandonné, père ou mère maltraitant, humiliations et offenses en tous genres font de chacun d’eux des rescapés miraculeux n’ayant d’autres choix pour rester debout que de s’agiter violemment .
L’humain a percé sous la carapace peu avenante des protagonistes, et l’empathie des spectateurs est suscitée. L’empathie, pas la pitié car ce serait méprisant pour ceux qui, malgré leurs blessures, n’ont pas renoncé à la quête éperdue de ce qui pourrait les tirer du trou noir où ils sont plongés. Métaphore de cet espoir, le rêve éveillé de Joli Cœur qui, posté dans le couloir, se surprend à voir un enseignant, les bras chargés de livres, s’avancer vers la classe de seconde K.
Lorsque, la salle de classe déjà plongée dans le noir, la lumière du couloir, encore visible au travers de la porte vitrée refermée, va s’éteindre à son tour, on comprendra qu’il ne s’agissait là que d’un mirage : ces jeunes sont définitivement abandonnés à leur sort. Et pourtant, ce qui vient de se passer n’est en rien source de désespérance …
Devant nous ce soir, ces desperados n’en sont plus. Une métamorphose, certes coûteuse en affects, s’est produite. En effet, ces ados (le préfixe est désormais caduc) ont su renouer avec leur histoire, ils ont su se dégager de la carapace qui les emprisonnait et se sont montrés à eux-mêmes des êtres animés de désirs. La quête du Savoir passe par un savoir sur soi qui rend, sinon libre, du moins brise des chaînes.
Lorsque le théâtre nous tend ce miroir du monde, sans concession aucune, on ne peut que se réjouir que la culture (y compris celle qui fait germer sur le balcon d’une barre de béton un géranium à protéger bec et ongles des déjections des chats) apparaisse comme une voie indispensable vers la libération.
Yves Kafka
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