FESTIVAL INTERSTICE 10, CAEN : RENCONTRES DES INCLASSABLES
Festival Interstice 10 à Caen : Rencontres des inclassables / 28 avril – 16 mai 2015.
J’avais trouvé de quoi occuper mon samedi après-midi : j’allais parcourir la ville de Caen pour visiter les différentes expositions proposées dans le cadre du festival Interstice, qui a dix ans cette année, bien décidé à rendre compte de ce petit périple sur le mode diaristique, à la manière de l’excellent article « How I Spent My Summer Vacation » sur le Land art de Philip Leider, paru dans Artforum en 1970, à une autre échelle, en un autre lieu, en un autre temps.
J’avais fait le chemin en bus depuis le quartier périphérique où j’habite (qui n’a pas très bonne réputation auprès des gens du centre ville : je peux attester que la vie s’y déroule plutôt paisiblement, et que vous n’avez pas à avoir peur du petit dealer du coin de la rue : dites-lui simplement que vous n’êtes pas intéressé par son petit commerce de proximité, et il vous laissera en paix, peut-être même avec un sourire) et par ce temps pluvieux je guettais l’entrée de l’Eglise réformée Saint-Sauveur. Je savais que quelque chose s’y déroulait, je ne savais pas exactement quoi mais c’est par là que j’avais décidé de commencer. En tournant un peu la tête je pouvais voir le petit groupe statuaire de Joep Van Lieshout et je pensai que j’avais certainement été un peu sévère dans mon texte pour Inferno : avec les années, ce Laocöon anti-héroïque des temps modernes a fini, par la force de l’habitude, par rejoindre une certaine banalité urbaine et que mon opinion à l’endroit de cette œuvre n’est plus ni favorable ni défavorable (le mot « banalité » n’est pas à interpréter ici dans un sens péjoratif : imaginez une ville où vous seriez émus, édifiés, scandalisés ou émerveillés à chaque pas et où le simple fait de descendre acheter une baguette de pain participerait de l’épopée !)
Impatient, je décidai de me rendre à l’Arthotèque située à deux pas. En entrant, je vis un petit groupe de gens de divers âges mais assez homogène du point de vue socio-culturel. Je compris, d’après les dires de ce qu’on peut appeler un médiateur, que notre petite escouade s’apprêtait à effectuer une sorte de petite randonnée urbaine thématique dont les expositions d’Interstice allaient être les étapes. Ce qu’il y avait à voir, une installation du jeune canadien Martin Messier, qu’on peut résumer comme un concert de machines à coudre Singer bricolées dont le mécanisme est piloté par ordinateur (comme à peu près tout l’est aujourd’hui). Quelques références historiques me sont venues en vrac : le poème symphonique pour cent métronomes de Ligeti (à cette différence près que contrairement au métronome, la machine à coudre n’est pas a priori un objet musical, et dont la production de son n’est pas la première fonction : ce bruit peut au contraire être perçu comme incommodant), un texte de Claude Cahun intitulé « Prenez garde aux objets domestiques », la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection d’Isidore Ducasse. Satisfait, je repartis en pensant que compte tenu de la solidité compositionnelle de ce que j’avais entendu, le jeune Martin Messier devait avoir une vraie formation musicale, et que les « objets connectés » allaient nous valoir des fou rires ou des crises de nerfs, donnant une nouvelle dimension à ce que Walter Benjamin a nommé le « Kitsch onirique ».
Voyant l’église Saint-Sauveur toujours fermée, je pris le tram en direction de la presqu’île où sont situés la Fermeture Eclair, le Pavillon de Normandie et l’Ecole Supérieure d’Arts et Médias (ESAM). Aller à la Fermeture Eclair était aussi une occasion de parler un peu avec la chargée d’accueil que je connais un peu, et qu’effectivement j’ai trouvée dès mon entrée. Nous avons plaisanté un peu, ensuite de quoi je suis allé voir l’installation d’Aernoudt Jacobs. Très sincèrement, je n’était peut être pas très attentif à ce moment de mon parcours, mais la distance entre ce que j’ai vu et entendu (un empilement de boîte en fer blanc et des gazouillis d’oiseaux) et ce que j’ai lu ensuite sur le site Internet d’Interstice concernant cette œuvre me semble très grande. Je me suis simplement dit que ce type d’oeuvre qui comporte une partie sonore mettent notre patience de visiteur d’exposition au défi, si l’on considère qu’une pièce sonore a un début et une fin. La situation n’est pas tout à fait la même que lorsque on écoute un disque qu’on connaît par cœur dans son salon (et c’est en partie parce qu’on a tout un tas de certitudes sur ce que l’on va entendre qu’on l’écoute). Robert Morris a raconté que John Cage était venu entendre son œuvre A Box With The Sound Of Its Own Making et que le musicien avait été l’un des seuls à écouter l’oeuvre dans sa totalité.
J’aimerai avoir la patience de John Cage, mais je dois avouer que mon passage à la Fermeture Eclair à été assez bref. Alors j’allai au pavillon de Normandie où m’attendait une expérience beaucoup plus dancefloor proposée par Julien Poidevin : dans une obscurité de boîte de nuit, de la glitch/bleep music plus qu’acceptable et des rayons lumineux ; on aurait dit la projection d’un club très cutting edge où des intellos de mon genre pourraient se laisser aller à danser. L’envie ne manquait pas, mais je me suis abstenu.
A l’ESAM, un cours d’eau dans l’espace d’exposition, ce qui n’est pas commun (à N.b. : à noter qu’un programme de recherche sur le thème de l’eau se mène actuellement dans cet établissement, ceci expliquant sans doute cela.)
Me redirigeant vers l’hypercentre, je décidai d’aller à la galerie Le Style, où je retrouvai mes randonneurs de l’Artothèque. Cette partie du parcours est intéressante car elle pose un problème ayant à voir avec la médiation. Ce que proposent Cécile Beau et Nicolas Montgermont (notez que ce dernier est aussi un membre du duo ART OF FAILURE) n’est pas désagréable à voir et à entendre, mais le problème est que les œuvres reposent sur des informations qui ne sont pas compréhensibles à travers les œuvres elles-mêmes. Par exemple, on trouve un système planétaire dessiné sur une sorte de socle circulaire disposé au sol, accompagné d’un son diffusé par des baffles situées en hauteurs rappelant les sons continus de Charlemagne Palestine. Chaque fréquence du son polyphonique correspond à une planète particulière, selon les principes énoncés par Johannes Kepler sur l’harmonie des sphères. J’ai appris cela de la bouche d’un étudiant réquisitionné pour l’occasion (était-il médiateur ou simple surveillant?) qui lui-même le tenait d’une vague fiche qu’on avait mis à sa disposition.
De ce point de vue, l’installation de la coréenne Heewon Lee que j’ai finalement pu voir à l’Eglise Saint-Sauveur était beaucoup plus convaincante, dans le sens où tous les aspects de l’oeuvre sont immédiatement perceptibles, et peuvent être interprétés comme chacun le souhaite. Projetée sur un écran s’allongeant en hauteur disposé à un endroit où on aurait pu trouver un autel, l’image vidéographique ralentie et inversée d’une chute d’eau (inversée temporellement : l’eau va de haut en bas et non de bas en haut, accompagnée d’un son continu s’apparentant à un orgue). Une telle image amène naturellement la question métaphysique, consonant avec le lieu, de l’origine, que chacun pourra se poser pour lui-même, pendant le temps qu’il veut.
Je décidai de finir ainsi mon petit parcours, et je pris le bus. Sur le chemin, nous nous arrêtâmes près de la foire de Pâques, des jeunes de banlieues montèrent. Je pensai qu’il y avait certainement une ligne reliant les sensations qu’ils étaient allé chercher dans les manèges et les attractions d’autres sortes et ce que je venais de vivre, et non une rupture.
Yann Ricordel
Visuel DR : le compositeur Aki Onda






















