BENJAMIN POREE, « TRILOGIE DU REVOIR » : LE TEMPS COMME ELLIPSE
FESTIVAL D’AVIGNON 2015 : Trilogie du Revoir – de Botho Strauss – Mise en scène de Benjamin Porée – Création au Festival d’Avignon – 21 au 25 juillet 2015 – Gymnase Aubanel.
Le temps comme ellipse
Monter Trilogie du Revoir de Botho Strauss est une entreprise gigantesque, c’est en effet, avant toute chose, en défaire avec un texte aux significations souterraines qui s’entremêlent pour se rejoindre parfois ou se contredire.
Qu’est-ce que cela interroge intrinsèquement? Les rapports superficiels comme pansements/placebo aux blessures réelles restées enfouies? La futilité des rapports, la peur de la critique? La peur de vivre, d’être face à soi-même, ou la peur de disparaître ?
La Trilogie du Revoir de Benjamin Porée est une suite de moments entrecoupés, de saynètes dissociées qui au fur et à mesure prennent sens ensemble, tissent le fil d’une histoire – disons de plusieurs histoires – et créent finalement une logique narrative. Une logique de la discontinuité et de l’incohésion. C’est ce qu’affirme le personnage Moritz, autour de qui sont rassemblés ces amis pour assister à l’ouverture de sa nouvelle exposition : pourquoi chercherait-il une cohésion dans la mise en espace d’œuvres d’art si le monde lui-même n’en contient aucune. Sa vision correspond à celle que le monde lui renvoie de lui-même et des rapports entre hommes : infondés, perdant facilement leur incohérence, mouvants.
La pièce se construit par ellipses et Benjamin Porée en exploite le thème comme un leitmotiv par le choix d’une esthétique cinématographique forte. L’ellipse de temps, et de sens, se joue par la rupture au noir entre chaque scène, les interventions constantes de champs/hors champs et le médium vidéo. Des « cut » francs marquent quasi systématiquement une fin de scène et ouvrent la suivante. L’image vidéo vient appuyer ou relayer la présence théâtrale. L’effet peut parfois faire penser à la forme sitcom, un dérivé parodique du cinéma, un parti pris risqué mais qui permet de renforcer cette ironie grinçante que l’on peut lire dans certaines répliques et comportements de la Trilogie.
Le texte raconte cette superficialité des rapports en même temps qu’il dit la tragédie intime de chacun et les empêchements à vivre tant seul qu’ensemble. Les couples se séparent plus qu’ils ne se forment vraiment, il semblerait que la frontière entre comédie et tragédie soit devenue si fine qu’on ne les distingue plus l’une de l’autre, et qu’on ne puisse plus vraiment en rire. La Trilogie c’est une histoire d’acceptations et de refus, de conversions, d’apaisements et d’immobilismes. Il semblerait que tout et tous tombent dans le vide.
Les acteurs se campent dans leurs rôles avec justesse, on attend l’instant irréversible de la fêlure – ce petit vertige qui mène du raisonnable du langage à la perte du sens. Pourtant tout reste en bordure, léché et contrôlé, à l’instar de l’œuvre de Strauss. Beaucoup d’effleurements de la folie, mais toujours un retour des apparences ; le vertige pourrait poindre mais ne vient pas entièrement, pas tout à fait.
Si Trilogie du Revoir raconte en filigrane une histoire de rapports humains – cette peur viscérale du rien en même temps que cette envie d’absolue solitude – la pièce aborde aussi la thématique du regard de l’artiste sur le monde, égrainée en chacun des personnages et exploitée ici dans la forme de la pièce. La mise en scène ne montre rien, aucun tableau, tout reste vide, comme le sens que l’on donne aux gestes, aux actes, tout doit être regardé et rien ne peut être vraiment vu. Les contradictions résonnent et dénoncent le monde du marché de l’art, la violence d’une réception critique comme celle de l’autocritique d’ailleurs. Tout est oscillation et impossibilité d’avancer en ligne droite, le plateau tournant en est un symbole clair. Chez Benjamin Porée, tout est fuite en même temps qu’immobilisme. Ici, on parle du temps sans cesse, sans s’apercevoir qu’il passe. Ici, le spectacle est ponctué d’instants suspendus et étirés, où les corps se ralentissent pour ne plus parler et évoluer tels des pantins. Le sens invoqué par ces ellipses de temps reste inconnu, comme laissé à la volonté du spectateur lui-même. Comme une pause dans l’action de jeu, dans les problématiques futiles ou tragiques véhiculées par la pièce. L’univers est suspendu un instant avant de reprendre fatalement son cours.
Bien qu’exploitant des formes et techniques propres au cinéma, Benjamin Porée signe ici une mise en scène relativement classique, où il explore le sérieux de la langue de Botho Strauss et de nos rapports humains, tout en se tournant ponctuellement vers le caricatural. C’est une pièce difficile que cette Trilogie du Revoir et il faut du temps au spectateur pour que la logique déployée par le texte de Strauss infuse dans son esprit. La violence et le vivant y restent un peu contenus, contraint par les bienséances et par la volonté de bien faire.
Moïra Dalant
Assistant à la mise en scène Nicolas Grosrichard – avec : Lucas Bonnifait, Valentin Boraud, Anthony Boullonnois, Guillaume Compiano, Sylvain Dieuaide, Philippe Dormoy, Christian Drillaud, Macha Dussart, Joseph Fourez, Mathieu Gervaise, Elsa Granat, Garlan Le Martelot, Sophie Mourousi, Mireille Perrier, Edith Proust, Hélène Rencurel, Aurélien Rondeau
Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon






















