FESTIVAL D’AIX. UN « COSI FAN TUTTE » ICONOCLASTE EN FORME DE PALIMPSESTE

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2023. « Così fan tutte » – Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart – Livret de Lorenzo da Ponte, créé le 26 janvier 1790 à Vienne – Direction musicale : Thomas Hengelbrock – Mise en scène : Dmitri Tcherniakov – Spectacle donné au Théâtre de l’Archevêché les 6, 8, 11, 13, 15, 17, 19 et 21 juillet à 21h30.

Il n’y a pas de Festival d’Aix sans Mozart et cette édition renoue avec ses origines en mettant à l’affiche « Cosi fan tutte », premier Mozart de l’histoire de ce Festival il y a 75 ans. Un opéra qui sous des apparences légères empreintes de bouffonnerie constitue l’un des plus purs joyaux de la musique de Mozart, une exploration profonde de l’âme humaine, des sentiments amoureux et du désir, une analyse psychologique sans fond dans laquelle la musique parle plus que les mots.

Confier cette production à Dmitri Tcherniakov, metteur en scène controversé à la réputation iconoclaste, était à coup sûr le moyen de revisiter cet opéra joué sous toutes les coutures et ayant donné lieu à toutes les interprétations.

Sur les bases d’une idée germée il y a une dizaine d’années et sensible à l’air du temps – « Me Too » ; une certaine idée du féminisme ; la libération des mœurs  – Dmitri Tcherniakov se livre ici à une réinterprétation radicale et fantasmée de l’œuvre. Il ne s’agit d’ailleurs plus de réinterprétation comme l’ont fait nombre de créateurs tant la richesse de l’opéra le permet, mais d’une véritable déconstruction – toujours dans l’air du temps. Une vision très personnelle et complexe qui a nécessité d’ajouter au programme une note d’intention du metteur en scène, indispensable pour comprendre où il veut nous conduire.

C’est vendredi soir, nous découvrons ainsi dans une maison isolée au riche mobilier contemporain un vieux couple libertin, aux tendances sadomasochistes semble-t-il, Alfonso et Despina, qui s’apprête à recevoir des invités pour le week-end. Deux couples de la cinquantaine, chics et aisés, arrivent avec leurs valises. Deux chambres cosy sont prêtes à les recevoir et l’on devine vite au cours du dîner aux chandelles qu’il s’agit d’un séjour échangiste organisé par leurs hôtes qui semblent rompus à ce genre de rencontres. Ces couples sont solides et vantent leur amour indéfectible. On vient ici pour se détendre d’une vie sans doute stressante et pour s’encoquiner un peu. Mais Alfonso et Despina sont tenaces et manipulateurs et les deux couples finissent par se livrer à un jeu de rôle et de séduction a priori sans conséquences. On mime le départ à l’armée et on fait usage de masques pour simuler le déguisement mais naturellement, contrairement au principe du livret, les protagonistes savent parfaitement qui est qui.

Forts de la note d’intention de Dmitri Tcherniakov, on s’efforce d’oublier le premier degré du livret que tout amateur d’opéra a bien ancré dans sa mémoire pour essayer de partager l’expérience insolite de ces deux couples et se mettre dans la peau de ces personnages qui nous ressemblent tant. Et cela fonctionne assez bien. Le double jeu de séduction commence et nos vieux couples se fissurent, se sentent attirés malgré eux par un sentiment amoureux irrépressible, plus profond et authentique que celui qu’ils vivent depuis si longtemps avec un partenaire sans doute mal assorti. C’est là toute l’essence de Cosi, l’éternel affrontement entre le cœur et le raison. Et l’harmonie des cœurs se fait ici au travers de l’harmonie musicale, la soprano tombe dans les bras du ténor et la mezzo-soprano dans ceux du baryton.

On retrouve donc les hésitations, les états d’âme et l’éclosion de nouvelles passions amoureuse fidèles au livret. Les personnages sont d’autant plus touchés qu’ils assistent au délitement de leur couple en connaissance de cause puisqu’il s’agit d’un jeu de rôle qu’ils observent, mais un jeu de rôle qui tourne mal.

Si le parti pris de Dmitri Tcherniakov est crédible il a ses limites, en particulier dans les scènes finales. On ne sait pas trop comment gérer le faux mariage, l’intervention du notaire, le soi-disant retour des militaires. Le dénouement est confus et brutal, Alfonso jouit de son pouvoir de domination et embrasse brusquement tout le monde sur la bouche. Les deux couples, reformés mais dévastés, sont à terre et Despina tue Alfonso avant que le rideau ne retombe brutalement. Dmitri Tcherniakov prend ici le contrepied du livret dans lequel le dénouement et la prise de conscience des couples se passent dans l’allégresse. Une option qui s’écarte malheureusement de ce que nous dit la musique de Mozart.

La mise en scène est adaptée à ce contexte original. La totalité du spectacle se déroule dans un huis clos, les six protagonistes pratiquement toujours présents sur scène et les chœurs évidemment en coulisses. Dmitri Tcherniakov a abandonné l’aspect bouffon et léger de certaines scènes au profit d’un réalisme étouffant au travers d’une direction d’acteurs efficace.

La distribution, confiée à des interprètes d’un certain âge qui ont pour la plupart tenu ces rôles dans leur jeunesse, est irréprochable sur le plan vocal. Avec des voix sans doute plus mures, les grands airs sont interprétés avec expression et sensibilité dans le plus pur style mozartien. Enfin Thomas Hengelbrock à la tête de son orchestre et de ses chœurs Balthasar Neumann nous offre une interprétation remarquable de la partition toute en finesse et sensibilité. En outre le bon équilibre entre la fosse et la scène permet aux voix de s’exprimer pleinement.

On aborde ce spectacle avec une vive curiosité et l’on est prêt à adhérer à cette option osée de Dmitri Tcherniakov, à cette destruction de l’œuvre suivie d’une reconstruction très personnelle. On y parvient partiellement mais on reste perplexe devant les inévitables contradictions entre la mise en scène et le livret. C’était malgré tout une expérience à tenter, dans l’esprit d’un festival de création, et qui laissera des traces dans notre imaginaire, qui démontre que les sentiments amoureux n’ont pas d’âge. Reste enfin la musique de Mozart que l’on peut écouter les yeux fermés en se faisant chacun sa propre mise en scène.

Jean-Louis Blanc, envoyé spécial à Aix

Photo Festival d’Aix

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