BILL VIOLA, MOURIR EN AMERIQUE

Tribune : Bill Viola, mourir en Amérique par Yann Ricordel

« Avant qu’on ne me tire dessus, j’ai toujours pensé que j’étais toujours à moitié présent plutôt que complétement – j’ai toujours pensé que je regardais la télévision plutôt que de vivre la vie. Les gens disent parfois que la manière dont les choses se passent dans les films est iréelle, mais en réalité ce sont les choses qui vous arrivent dans la vie qui sont irréelles. Les films font paraître les émotions si vives et réelles, alors que quand les choses vous arrivent vraiment, c’est juste comme regarder la télévision – vous ne ressentez rien. » -Andy Warhol

« Bill Viola a fait l’expérience d’une épiphanie extraordinaire en 1957 lorsqu’il avait 6 ans. Lors de vacances en famille au nord de l’état de New York, il a sauté dans un lac et s’est mis à couler. Là où la plupart d’entre nous aurait paniqué, Viola dit qu’il est resté parfaitement calme : « j’étais témoin de ce monde extraordinairement beau où filtrait la lumière », a-t-il dit un jour. « C’était comme le paradis. Je ne me rendais même pas compte que j’étais en train de me noyer… Pendant un moment ce fut le bonheur absolu ». L’artiste natif du Queens a par la suite décrit cette expérience comme celle d’ « une autre dimension ». Son oncle le tira de l’eau, et Viola se souvint de sa colère d’être soustrait à son ravissement subaquatique. Cela l’a évidemment profondément affecté : « plus tard j’ai su que j’avais franchi le seuil de la mort », dit-il. » -Ben Luke pour The Standard, 2019

Donc, Bill Viola est mort, ai-je appris dans un post au hasard d’un moment de scrolling sur un réseau social quelconque, une pratique aujourd’hui archi-banalisée à l’intersection entre le zapping télévisuel et le feuilletage rapide de n’importe quel journal, bon ou mauvais. Cela avait aussi été le cas de Mike Kelley en 2012, de Chris Burden en 2015, Vito Acconci en 2017, Robert Morris en 2018, Claes Oldenburg en 2022, Franck Stella et Richard Serra cette année, sans que cela me fasse plus réagir que n’importe quelle autre nouvelle, grande ou petite. Comme Andy Warhol devant cette télévision qui le fascinait tant, je n’ai rien ressenti.

Je n’ai rien ressenti pour ces images sur l’écran de mon micro-ordinateur, pour ces « artistes américain » de sexe masculin qui, dans les années 60, à la suite des expressionnistes abstraits qui ringardisèrent en un tournemain la peinture européenne, alors que l’essoufflement de la peinture et de la sculpture comme formes canoniques appelait des formes d’expression nouvelles, plus en adéquation avec les formes et les rythmes du temps, ont contribué à fabriquer plus ou moins artificiellement, largement appuyés par des fonds tant publics que privés, ce dont la jeune et fougueuse Amérique avait un besoin vital : une culture officielle, exportable sans honte, une culture « high brows » qui soit autre chose que les expressions vernaculaires de l’Amérique profonde.

Bill Viola meurt, d’un point de vue épochal, au moment où au-delà de l’exploration spatiale, un Jeff Bezos en est désormais à vouloir s’attaquer à ce que le transhumanisme, sur la base spirituelle syncrétique du New Age et de la scientologie qui a dès son origine innervé l’utopie techno-progressiste de la Silicon Valley, considère comme une scandaleuse limitation : la mort, en visant la vie éternelle. Est-il hasardeux que cette volonté de transcender toute détermination spatiale et temporelle, autant que corporelle, et plus généralement matérielle par les moyens de la technologie ait pris naissance dans un cadre culturel spécifiquement américain, que certains anthropologues analysent en tant que « death-denying culture » (« culture du déni de la mort », conception qui fut réactualisée dans un pays voué à l’amnésie et popularisée en premier lieu par le prix Pulitzer de « general non-ficition » 1974, The Denial of Death d’Ernest Becker, qui a rencontré un grand succès public), cette « Amérique », ce « rêve américain » en grande partie fantasmatiques, autant pour ceux qui les vivent et les fabriquent que pour ceux qui l’observent de loin ?

Sans doute l’expérience de mort imminente de Bill Viola lui a-t-il donné précocement la conscience de sa propre mortalité, et sans doute en avait-il précocement accepté la fatalité, à la suite de ces années 60 autant vitalistes qu’artificielles et productivistes, aussi érotiques que tanathéennes, ces années « Pop » qui voulait bien vite effacer les flétrissures du vieux monde et d’une guerre qui en fut comme l’apothéose, dont un Andy Warhol autant mort que vivant devant son téléviseur demeure comme un emblème. De fait, Bill Viola émerge en tant qu’artiste dans un moment de fatigue consécutif à l’aspiration euphorique à l’émancipation totale des Sixties, sur fond de dégradation économique lié au premier choc pétrolier de 1973, et lorsque les possibilités du médium vidéographique se font jour dans le champ des arts plastiques concurremment à son utilisation télévisuelle publicitaire et propagandaire (en un mot : manipulatoire, à la suite des expériences de manipulation de l’opinion publique par la presse par le neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays). Alors que les collages vidéos d’une artiste de l’underground comme Gretchen Bender, qui conçoit en 1988 le montage frénétique du générique d’une émission extrêmement populaire aux Etats-Unis, America’s Most Wanted, pose les bases d’une « esthétique télévisuelle » ne laissant aucun répit pour une attention sursollicitée et incapable de véritablement traiter l’information en temps réel (cette « information overload » étudiée par la psychologie expérimentale dès le début des années 601), Bill Viola prend le chemin d’un contre-emploi du médium, marqué dès 1984 par Reverse Television – Portrait of Viewers, des portraits frontaux d’une minute d’américains précisément en train de regarder la télévision, qui avait été insérés dans les programmes d’une chaîne de télévision publique pendant un mois. L’étirement temporel (la lenteur plutôt que la vitesse), la référence picturale et biblique (l’appel à une forme apaisée et rassurante de spiritualité par opposition à l’ambiance néo-païenne hystérique et potentiellement dangereuse des Sixties), la référence à la suggestion du mouvement dans la peinture renaissante (le souvenir plutôt que l’oubli) font de The Greeting, présentée à la Biennale de Venise en 1995, première œuvre vidéo acquise par le Metropolitan en 2001, située à l’extrême inverse d’un environnement visuel et sonore contemporain, plutôt urbain, qu’on pourrait qualifier de « profane ». Une œuvre également marquante du point de vue de l’histoire officielle de l’art, faisant de son auteur un artiste institutionnel par excellence.

Yann Ricordel

1 Voir à ce sujet Alexandra Midal, « Awareness Shows. Apprendre par les images subliminales », in Histoart n° 11, « MIND CONTROL. Art et conditionnement psychologique XIXe-XXIe siècles) », éditions de la Sorbonne, 2019, pp. 97-108.

Image : Bill Viola Nantes’ Triptych, 1992

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