« SAGRADA FAMILIA », À JAMAIS, DEPUIS TOUJOURS

Sagrada Familia – Nathalie Lannuzel – Du 31 janvier au 14 février 2025 – Théâtre Vidy-Lausanne puis en tournée
À JAMAIS, DEPUIS TOUJOURS.
En voyant cette femme brune aux yeux bleus, frêle et souriante, dans le hall du théâtre de Vidy Lausanne où elle présente la première de son spectacle Sagrada Familia, impossible d’imaginer ce qu’elle a traversé dans sa prime enfance… Impossible de croire surtout qu’elle s’en soit sortie par la pratique de la lecture, de l’écriture et du théâtre… Pourtant, lorsque je dis impossible, il y a des indices dans son regard sur le monde, son attention, mais aussi ses intentions envers les autres… À l’affût, elle guette, intranquille comme une biche aux abois…
Et d’ailleurs, Sagrada familia, est un peu comme cette cathédrale espagnole, toujours en réfection, car friable, tout le temps en danger, un titre parfaitement adapté à cet édifice construit par Nathalie Lannuzel qui peut à tout moment s’écrouler à l’évocation d’un mot, d’une image, d’une situation…
Sagrada Familia n’est pas, à proprement parler, une pièce de théâtre, mais un récit clinique, froid, analytique, à deux voix, une clairvoyante sur le plateau et une autre intérieure qui triture les mots, les coupe, les retranche pour sortir ce corps d’enfant, d’adolescente puis de femme de l’ornière de l’inceste où l’a conduit son père.
Dans un dispositif d’une sobriété rare, avec un jeu de lumières sobre qui passe d’un écran au lointain où sont projetés les mots violents qui viennent à l’autrice pour se démêler des fils de la toile de son père, succède des lumières en douche, isolant comme dans une carapace les quatre comédiens qui vont porter la parole de Nathalie Lannuzel libérée – du moins on l’espère – de cette traumatisante relation avec son père.
Un quatuor qui déroule pendant une heure et demie les temps de cette abominable situation d’abus, de domination…
On n’est pas chez Virginie Despentes ou Christine Angot qui choisissent le « secouage » par les mots. Ici, rien de tout cela. On arrive à comprendre et à ressentir les traumas sans violence ni heurts… L’autrice choisit la douceur, presque la poésie, mais l’horreur de la situation passe d’autant plus. Ce n’est donc pas au scandale que fait appel Nathalie Lannuzel qui a tenu courageusement à mettre en scène elle-même ce récit glaçant, comme une sorte de fin de thérapie pour montrer au monde que, même blessée profondément, elle est là pour hanter la mémoire de son père récemment disparu mais aussi de sa famille complice, aveugle, consentante presque puisque des petites filles, apprend-on, il y a eu d’autres…
Bien sûr, des récits sur l’inceste, on en a lus et vus… mais aucun ne semble insister autant et avec justesse sur la responsabilité des parents et, en l’occurrence, de la mère de Nathalie… qui savait, mais qui n’a pas voulu casser son propre rêve d’une famille exemplaire qu’elle voulait être et, Nathalie Lannuzel, à cette expression de « la preuve par le contraire » qui est un moyen très lucide de dire comment sa mère ôtait les obstacles pour ne pas avoir à les affronter !
Sa mère est donc le centre du propos et le mystère que tente de percer l’autrice… et si sa génitrice, comme dans le poème d’Aragon voudrait que sa fille ne soit « qu’un oiseau blessé dans son cœur », Nathalie refuse d’être réduite à un drame et, telle la sourie tombée dans un pot de lait, s’agite pour en faire du beurre se hisser dessus et s’en sortir.
Si le récit est – forcément – chronologique. Il nous apprend, sans détailler, les agissements du père sur l’enfant de 5 ans à 16 ans. À cet âge, elle se révolte et son corps parle à travers une anorexie puissante, une longue aménorrhée – instructive, la séance chez le gynécologue mâle de la mère qui la laisse seule dans son cabinet !
Elle aborde sans pathos l’état d’adulte avec ses rechutes et ses moments de prise de conscience collective avec cette chanson, particulièrement machiste et antiféministe, de Brel qui va, quelque part, justifier la lente prise de conscience de l’autrice.
Si ce n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre – et d’ailleurs comment jouer sur scène un père incestueux, une mère dans le déni et une jeune fille abusée ?! – il n’en reste pas moins qu’il y a bien mise en scène puisque Nathalie Lannuzel choisit un quatuor formé de deux hommes, un jeune un plus confirmé (Pierre-Isaïe Duc et Pierre Boulben) et deux femmes (Claire Deutsch et Alice Delagrave) sur ce même équilibre et qui portent sobrement le récit, quelques fois au micro, la voix soutenue, mais surtout au centre du plateau pour être les relais de cette histoire.
Sans doute dans un souci de pudeur, les mots les plus durs, les pensées les plus sombres, les constats les plus navrants sont projetés sur l’écran blanc alternativement un ciel étoilé et des couleurs douces d’un cyclo de théâtre où succède le noir complet et où apparaissent de lettres blanches sans appel, comme si, l’autrice, encore au travail pour elle-même, écrivait en direct pour nous ses amers constats sur la nature humaine.
Seul un tapis blanc immaculé vient habiller le sol noir et comme celui sous lequel les 7 nains du conte mettent la poussière, les quatre comédiens le soulèvent, doucement, par les coins, regardent prudemment puis soudainement, l’une le prend, le pli et le range… toujours cette méthode de la preuve par le contraire !
Il y a donc bien une mise en scène du récit par un savant découpage entrelacé de musiques subtiles qui apportent du champs à ces mots comme un oratorio, mais sans que les comédiens le chantent …
Le spectacle – donc – raconte aussi comment, intuitivement, l’enfant sait que ce qui se passe sur elle et en elle n’est pas convenable, ne peut pas aller.. faisant devenir l’enfant « sachante » avant l’heure !
Cette toute puissance face à l’enfant écrasée rappelle cette scène du film Polisse de Maïwenn où Sandrine Kiberlain – sublime – et Louis-Do de Lencquesaing – glaçant – en couple ont une fille qui dit un jour à sa mère « maman, papa il m’aime trop » et où la mère entend et comprend ce qui se passe et, contrairement aux autres fois, va à la police… C’est l’antithèse de Sagrada Familia où la mère ne tente rien, à cause des schémas inculqués par hérédité – sa mère n’a-t-elle pas renoncé à son poste de prof de français pour ne pas faire d’ombre à son mari directeur d’un autre lycée ?!
Nathalie Lannuzel de confirmer que « à jamais et depuis toujours », « Les enfants pleureront et on ne les entendra pas ». Fasse que ce spectacle sobre, lucide, éclairant ouvre les yeux et les oreilles à toutes et tous… évitant aux jeunes filles « la haine d’être née femme ».
Emmanuel Serafini
Envoyé spécial à Lausanne
Les dates de tournée :
11 mars au Théâtre Benno Besson à Yverdon/Suisse
13 et 14 mars à L’Usine à Gaz à Nyon/Suisse
Photo © Calypso Mahieu





















