« BERENICE », ROME L’UNIQUE OBJET DE MON RESSENTIMENT

« Bérénice » texte Jean Racine, mise en scène Célie Pauthe, TnBA Bordeaux, du 9 au 13 avril 2019.

L’histoire est une tragédie sans fond… surtout pour les femmes amoureuses qui ne peuvent admettre que l’on sacrifie les liens les plus forts à une raison d’Etat dont la raison leur échappe. Ainsi l’héroïne de Corneille, Camille – sœur d’Horace, celui qui pour venger Rome de la mort de ses deux frères n’hésite aucunement à passer au fil de son épée les trois Curiace au nom desquels figure, cruauté du sort, l’amant albain de sa sœur – hurlant sa douleur d’être ainsi privée à jamais de son amant dont le seul tort était de n’être point Romain. Ainsi Bérénice, héroïne racinienne intemporelle, refusant d’« entendre » l’évidence de la mise en pièces de son amour perdu afin de reculer l’annonce de la cruelle vérité qui la verra s’abîmer dans une douleur abyssale. L’amant tremblant a en effet choisi Rome à elle, Reine de Judée, étrangère que le Sénat ne peut dans ses lois inscrites dans le marbre accepter comme épouse de l’Empereur vainqueur Titus, le glorieux destructeur du Temple de Jérusalem placé sous le sceau de l’interdit d’épouser autre que Romaine… mais aussi l’homme inabouti, déchiré par des pulsions l’amenant, « à son corps défendant », à donner raison à ceux qui le condamnent en acceptant de perdre in fine celle qu’il aime plus que de raison.

Dans un décor de sable, évocateur du sol mouvant se dérobant sous les pieds des acteurs du drame, émerge un salon contemporain. Là, en habits de ville, les protagonistes vont rejouer leur destin scellé pour l’éternité (« Bérénice », 1670 – Racine). Et même – exception du genre – si aucun d’entre eux n’aura à mourir devant nous ce soir (Cf. le prologue de l’Antigone d’Anouilh), les passions à l’œuvre vont sans répit aucun les déchirer. En respectant scrupuleusement la scansion des alexandrins, Célie Pauthe réussit littéralement un exploit digne des héros qu’elle met subtilement en scène dans leur fragilité exacerbée, celui de faire entendre la « petite musique » du siècle classique sous les projecteurs d’un éclairage contemporain. D’autant qu’elle convoque fort à-propos « Césarée » – le court métrage de Marguerite Duras tourné en 1979 – pour scander à plusieurs reprises l’action du plateau en projetant en fond de scène ses plans mythiques, accompagnés en off par la voix chaude et profonde de leur auteure égrenant un commentaire d’une poésie à fleur de peau. Saisissante mise en abyme de la douleur de la Reine de Judée, Césarée en ruine, une ville dont il ne reste que le nom résonnant du souvenir de Bérénice, reine des Juifs, répudiée, chassée de la ville antique par Titus, son honteux amant renvoyant s’ensevelir dans le sable de Judée son amour, contre toute raison, si ce n’est celle de l’Etat et celle de son moi inaccompli.

Que ce soit l’amoureux Antiochus, brûlant d’un amour secret pour Bérénice sans réciprocité de sentiments, ou les amants Bérénice et Titus, partageant la même passion dévorante, ces nobles figures (roi, reine et empereur) se livrent corps et âmes quand bien même devraient-ils en mourir – du moins, tour à tour, chacun le croit-il un moment – aux tourments du sentiment amoureux. Furieusement travaillés en leur sein par ce qui trame leur rapport au monde en en constituant l’horizon d’attente, ils tentent sans force et sans armure – tel le Don Quichotte de Jacques Brel – et chacun à leur manière d’échapper à sa fureur. Ce qui les rend touchants, c’est l’endroit même de leur fragilité, y compris l’Empereur Titus qui, s’il met en avant la raison d’Etat comme un bouclier brandi, apparaît à bien des égards comme une forteresse vide dont les jours de règne, eu égard au prix à payer, sont délibérément comptés.

Lorsque la voix de Marguerite Duras amplifie le drame en le rendant atemporel – « Césarée, l’endroit s’appelle ainsi, Césarée… Il n’en reste que la mémoire de l’histoire et ce seul mot pour la nommer, Césarée… Le sol, il est blanc. De la poussière de marbre mêlée au sable de la mer… La douleur de leur séparation… Le voyage sur la mer dans le vaisseau romain, la Reine foudroyée par l’intolérable douleur de l’avoir quitté, lui, le criminel du temple… » -, il nous semble faire partie intégrante de cette Histoire tant l’alternance des plans fixes du court-métrage, tourné entre autres dans le Jardin des Tuileries, se mêlant au jeu fascinant de vérité des acteurs et actrices en habits de ville, abolit tout repère temporel et crée une alchimie envoûtante… « J’ai toujours pensé que l’amour se faisait à trois, un œil qui regarde pendant que le désir circule de l’un à l’autre », écrivait M.D. Ce soir l’œil décuplé était dans la salle, et regardait Antiochus, Bérénice et Titus, se laissant « prendre » par le retour de la refoulée.

Yves Kafka

Photos Elisabeth Carecchio.

Comments
One Response to “« BERENICE », ROME L’UNIQUE OBJET DE MON RESSENTIMENT”
  1. Marie Reverdy dit :

    Si je puis me permettre, l’histoire d’Horace, de Corneille, n’est pas du tout celle qui est résumée dans votre article par cette phrase : Horace, « celui qui pour venger Rome de la mort de ses deux frères n’hésite aucunement à passer au fil de son épée les trois Curiace »…

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