« PUT YOUR HEART UNDER YOUR FEET… AND WALK! », SERIAL LOVER AD VITAM AETERNAM
« Put your heart under your feet… and walk! » chorégraphie, scénographie, costumes, performance de Steven Cohen – Centre d’Animation de Beaulieu Poitiers, jeudi 11 avril 2019, dans le cadre du Festival à corps (5 au 12 avril).
Serial lover ad vitam aeternam
Tristan et Yseut, Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette, des couples de noms et prénoms mythiques hantant la mythologie privée de chacune et chacun, auxquels désormais il conviendra d’adjoindre celui formé par Steven Cohen et Elu Kieser – ces deux danseurs interprètes sud-africains blancs, l’un juif, l’autre catholique – qui « au-delà » de la mort tragique du second continue à vivre pleinement dans l’âme et le corps du premier lui rendant, au travers de cette performance orchestrée comme un rite sacré, un hommage vibrant. Convoquant toutes les ressources de son art singulier qui s’affranchit des limites de tous les attendus (y compris ceux de l’art s’affichant iconoclaste), Steven Cohen, plus que jamais lui-même, célèbre devant l’assemblée réunie un rituel solennel à la gloire de celui qui n’est plus, d’une beauté baroque à faire vaciller. Ni danse, ni encore moins spectacle, c’est à proprement parler à une cérémonie funéraire envoûtante que les fidèles sont conviés.
Steven, ce « juif, blanc, et pédé », comme il le rappelle autant par autodérision que provocation en écho aux qualificatifs que d’autres lui collent à la peau, avait pour amour Elu, un homme blanc de bonne famille né et grandi lui aussi dans une Afrique du Sud marquée viscéralement par l’apartheid et ses « pré-jugés » racistes et homophobes. Venu de la danse classique, qui fut dès sa prime jeunesse un viatique lui permettant d’échapper à une existence sans horizon d’attente, Elu offrit sa passion exigeante au « corps de ballet » contemporain. Et lorsque Steven le découvrit, victime d’une hémorragie et agonisant au milieu d’un bain de sang dans sa baignoire, il lui promit d’être sa tombe. Ipso facto, ecce homo.
Créé au festival de Montpellier Danse en 2017, quelques mois seulement après la disparition d’Elu qui se survit au travers de cette « création », « Put your heart under your feet… and walk ! » tire son titre des paroles prononcées par la vieille nourrice aimante du performer sud-africain lorsque celui-ci lui apprit la tragique nouvelle. Il a pris aux mots la prédiction et, loin de s’abandonner à son immense chagrin en se rayant de l’existence, il a conçu cette « marche » (ce n’est pas une danse) impressionnante au milieu des reliques alignées pour dire le lien sacré qui l’unit ad vitam aeternam à son « âme sœur ».
Comme une promesse inscrite en sa chair d’homme (il y a longtemps que Steven Cohen fait profession de foi artistique de son corps « traité » comme une œuvre à part entière), une vidéo en fond de scène projette en gros plan les lettres noires inscrites sur la plante de l’un de ses pieds livré au savoir-faire du tatoueur. S’y détache la calligraphie du titre éponyme. En surimpression, les images suivantes dévoilent le performer juché sur des cothurnes imposants reposant eux-mêmes sur deux cercueils à taille d’enfant. Dans cet équipage, revêtu d’une tunique immaculée, il émerge des fumerolles pour, prenant appui sur des béquilles échasses, s’avancer en titubant tant la marche lui est rendue difficile par son attirail. En gros plan, son visage d’où émergent d’immenses cils, des peintures graciles imitant la légèreté de papillons zélés, et un diadème surplombant un crâne chauve dominant des lèvres surlignées d’ébène, nous fixe comme pour nous entraîner dans le trip onirique d’une orgie vénitienne tant son regard fascinant nous extrait de nous-mêmes.
« Doublant » les images vidéo, dans un silence « assourdissant », le performer se détache sur le plateau qu’il arpente en tous sens, perché sur des prothèses plantaires qui lui donnent une allure incertaine, déambulant méticuleusement entre des rangées de dizaines de chaussons de danse croisés de pattes d’antilopes, de plumes d’oiseaux, de crânes et os d’animaux, autant de reliques signifiant l’omniprésence d’Elu, danseur classique émérite ayant eu à pâtir des « safaris » sud-africains en tous genres. Le tutu chandelier de « The Chandelier Project » que Steven Cohen exhibait naguère dans un bidonville de Johannesburg pour « éclairer » la population noire privée de l’électricité réservée aux blancs, laisse place ici au tutu composé de quatre lourds gramophones qu’il détache d’un trépied pour s’en revêtir, faisant ainsi corps avec les chansons de ses amours défuntes dont il se leste pour faire entendre les airs et paroles fétiches de leur complicité.
De longues séquences préfilmées du performer s’étant introduit clandestinement dans un abattoir viennent se glisser dans le rituel du plateau, le scandant à trois reprises. Là encore, dans l’hémoglobine coulant à flots des bœufs égorgés, des carcasses débitées et des viscères vidées, se déroule une étrange cérémonie au cours de laquelle, avec une sensualité palpable, le performer se suspend à un croc de boucher, caresse sensuellement les carcasses des bêtes dépecées, se recouvre minutieusement de leur sang de la tête aux pieds, maculant son visage, ses bras et sa tunique immaculée de l’épais liquide rouge avant de s’y baigner littéralement. Se couchant au-dessous d’une bête qui vient d’être équarrie, il se repaît de ce qui s’en écoule et accueille sereinement l’exécution d’un bœuf dont l’œil glauque le fixe en gros plan comme la promesse d’ablutions à venir. Enfin, les mains en conque, il recueille le précieux sang pour le porter à ses lèvres dans un geste faisant écho au calice d’un officiant célébrant une messe chamanique. Rites de purification propitiatoire qu’il conclut par une main posée sur son cœur, ce cœur qui n’arrête décidément pas de battre pour son ami retrouvé gisant dans son propre sang.
Viendra l’apothéose cérémoniale. Le sol se couvre alors d’une lumière rouge, et lui, hiératique, allume un à un les cierges de l’autel dressé en bord de plateau pendant qu’une vidéo fait défiler en gros plan un visage émergeant des cendres noires. La liturgie emprunte au Shabbat ses prières et, pour consacrer le retour à la terre nourricière, l’artiste ne faisant qu’un avec l’homme s’apprête à porter lentement à ses lèvres une cuillérée des cendres du défunt conservées dans un coffret posé devant lui. Pour que rien ne puisse échapper de ce « sacrifice vivant », de cette libation que d’aucuns qualifieront de primitive, il prend soin de filmer avec une caméra endoscopique son visage dont l’image est projetée sur l’écran de fond de scène alors que, sur le cercueil disposé devant ses pieds, on peut lire les dates d’Elu Johan Kieser 1968-06-17 / 2016-07-17.
Mais avant ce cérémonial, pour qu’il ne soit pas permis de penser un instant qu’il puisse s’agir là d’un geste iconoclaste de plus dont le théâtre contemporain raffole, il prend soin de faire rallumer les lumières de la salle… Ce qui va se produire devant nous, bien qu’occupant un lieu dédié au théâtre, n’est pas du théâtre, que cela soit dit : « Tout ce que je fais, tout ce que je dis est réel. Vos tabous ne sont pas les miens ». Les paroles prononcées à l’adresse du disparu sont de la même veine : « J’intègre ton corps dans ma vie. Tu es enterré en moi, je suis ta tombe pour toujours », exauçant ainsi ses derniers vœux en ingérant ses cendres avant de se défaire de ses parures et attributs qui faisaient de lui l’artiste reconnaissable entre tous.
Si les séquences vidéo projetées jouent un rôle de mise en abyme du sacrificiel déployé devant nous, les musiques et chants de Marianne Faithfull, Léonard Cohen ou encore les accents mélancoliques des « Désespérés » de Jacques Brel en écho à ceux de « Boulevard of Broken Dreams » (leur chanson fétiche), distillent le sentiment envoûtant d’assister à une cérémonie chamanique dont l’enjeu échappe aux codes établis de toutes « représentations ». Ainsi Steven Cohen, avant d’être absorbé par les brumes du plateau, plus nu que jamais dans la faiblesse de celui qui au travers d’un rite d’incorporation mortuaire ose faire tomber le masque d’apparat du performer pour montrer sans fard l’humanité à fleur de peau, « trans-cendre » la mort de l’être aimé en matière fabuleusement vivante. L’image vidéo fixe découvrant Elu en extension, chaussé de ses ballerines, et courant joyeusement au milieu d’une nuée de pigeons faisant la nique aux lourds pickups de Johannesburg, impressionne durablement la rétine du regardeur tenté de croire en cet instant à la résurrection… Quant à Steven Cohen, il ne viendra pas saluer. Ceci n’est pas du théâtre, mais la vie de celui qui « prend le risque d’être lui-même », n’en déplaise aux partisans d’un art soumis aux tabous.
Yves Kafka
En tournée internationale :
27, 28, 29 may 2019 – FTA Montréal, Canada ; 6, 7 june 2019 – The Israel Festival Jerusalem, Israel ; 17 et 20 juillet 2019 – ImPuls Tanz Vienna international Dance Festival Vienna, Austria ; 19, 20, 21 septembre 2019 – Festival d’Automne, Paris, France ; 28 et 29 novembre 2019 – MC93 Bobigny, France ; 22 et 23 janvier 2020 – Bonlieu Scène nationale Annecy, France.
Photos Pierre Planchenault
Merci pour ce bel hommage qui me permet de me replonger dans les sensations vécues lors du passage inoubliable de Steven Cohen à Lausanne.