79° FESTIVAL D’AVIGNON : « LE SOULIER DE SATIN » DE LA COMÉDIE FRANÇAISE DANS LA COUR D’HONNEUR

« Le Soulier de satin » – D’après Claudel – mes Eric Ruf – Comédie Française – du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025 (alternance). Au 79° FESTIVAL D’AVIGNON (5 au 26 juillet 2025) – Cour d’honneur du Palais des Papes (22h, dates à préciser) . Durée 7 heures avec entractes.
La salle debout applaudit à tout rompre après sept heures de spectacle, les comédiens heureux, se serrent sur le plateau tant la distribution est grande : si le succès d’un spectacle se mesure à l’applaudimètre à la salle Richelieu, ce Soulier de satin est triomphal, avec une dimension populaire bienvenue. L’immense défi dans lequel s’est lancé Eric Ruf avec sa version de l’œuvre monde de Paul Claude est brillamment relevé : peu de décors, beaucoup de joie, un hommage aux comédiens du Français, et des fulgurances transcendantales. Oubliez la réputation difficile du texte d’origine avec ses onze heures de représentation, la langue alambiquée de Paul Claudel et son engagement mystique. Pour la dernière année de son mandat d’administrateur de la Comédie Française, Eric Ruf nous offre un cadeau splendide : le plaisir du jeu est partout, ce Soulier passe comme un souffle et restera dans les annales.
Eric Ruf a multiplié les coupes : ne pas hésiter à se raccrocher au programme de salle pour recoller les morceaux. Dans l’Espagne du siècle d’Or, Dona Prouhèze, mariée au vieux Don Pélage, tombe amoureuse de Don Rodrigue, qui l’aime en retour. Amour impossible, interdit par la foi catholique puisque la belle est mariée, tandis que Don Camille soupire lui aussi pour Dona Prouhèze. Le roi d’Espagne éparpille ses sujets entre l’Amérique et l’Afrique, sans pour autant venir à bout de ces amours torrentielles.
La beauté nait de la contrainte : le théâtre à la table exercé par la Comédie Française pendant le Covid avait révélé à Eric Ruf à quel point le dénuement seyait bien à la pièce, où dixit l’auteur, « il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâché, incohérent… ». La fermeture pour travaux des ateliers de décor aura achevé de conclure l’affaire : pour ce Soulier de satin, Eric Ruf puise quelques tentures dans les scénographies précédentes de la maison. Nulle limitation sur les costumes en revanche, signés Christian Lacroix, et taillés dans des étoffes toutes plus somptueuses les unes que les autres. Un couloir s’élance de la scène vers le public, comme pour la Nuit des Rois. Cette légèreté permet de parcourir le monde à la vitesse de l’éclair. Serge Bagdassarian et Florence Viala jouent les Annonciers, lisent les didascalies et font appel au public pour convoquer la mer, un bateau, l’air des Caraïbes. Le spectateur se retrouve en écoute active, prêt à s’embarquer par un long voyage.
Symboliser la mer, faire craquer un mât avec une interjection… tout est jeu, et cette distanciation salutaire permet de respirer. « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau » lance l’Annoncier au début de spectacle. Autorisation est donnée de ne pas tout saisir dans le langage de Paul Claudel. Le comique s’invite aussi dans la tragédie, comme dans les pièces de Shakespeare. Ce sont les vieux grammairiens et la cour d’Espagne ou encore le costume montgolfière de Laurent Stocker. Le jeu est dans la troupe, dans la musique omniprésente avec un piano et des violons sur le plateau.
La distance n’empêche pas la profondeur. Les troisième et quatrième journée deviennent mystiques. Toute la foi de Paul Claudel, son rapport à la culpabilité, à la souffrance qui mène à la rédemption se retrouvent dans les gestes de Prouhèze et la conversion ultérieure de Rodrigue. Le sacrifice de Prouhèze devient stigmate sur sa main. La transcendance est fulgurante, le raisonnement théologique pas toujours évident à suivre, l’émotion elle est un guide sûr.
Dans cette histoire, tout se superpose : les époques et les liens tissés par Claudel, les productions antérieures du Soulier et celles de la Comédie Française. Marina Hands incarne Prouhèze à la suite de sa mère Ludmila Michaël dans la version d’Antoine Vitez. Didier Sandre passe de Don Rodrigue chez Vitez à Don Pélage chez Ruf. Comment ne pas penser au Peer Gynt mis en scène par Eric Ruf lui-même au Grand Palais, un récit initiatique qui voit son héros progresser vers l’âge mûr, comme Don Rodrigue qui se révèle petit à petit à Dieu ? A la Nuit des Rois de Thomas Ostermeier convoquée par l’estrade ? A l’affrontement d’Elmire et Tartuffe joué par Marina Hands et Christophe Montenez dans la mise en scène d’Ivo von Hove, un jeu de séduction dangereux et sulfureux ? Au bord de scène dans la Règle du Jeu qui fait chanter le public quand Dona Musique invite le public à entonner La la la avec elle ? Peut-on rêver d’adieux plus somptueux pour célébrer la fin d’un mandat, où le neuf et l’ancien se rejoignent ? La passation est visible chez les comédiens, entre Didier Sandre et Baptiste Chabauty, deux générations de Don Rodrigue qui jouent ensemble.
Les comédiens du Français sont exceptionnels, et ce Soulier est une démonstration supplémentaire de leurs talents. Le magnétisme sulfureux de Christophe Montenez éclate une nouvelle fois avec Don Camille, l’engagement de Marina Hands est total dans Prouhèze, comme celui de Suliane Brahim dans Marie de Sept-Epées. Il y a les nouveaux, y compris dans les rôles titres : « qui est Don Rodrigue, je ne l’ai jamais vu ? ». C’est Baptiste Chabauty qui se lance dans cette traversée, du plus noir au plus illuminé. Et que dire de la magnifique Edith Proust aux yeux brillants, une Dona Musique aussi éthérée qu’irrésistible ? Il faudrait les citer tous, tant ils merveilleux, chacun dans sa séquence. Aucun rôle n’est secondaire.
Voilà un Soulier de satin qui fera date, au Français comme au Festival d’Avignon où il est attendu cet été. Un très grand moment de théâtre.
Emmanuelle Picard
Photo J.L. Fernandez





















