TRIBUNE. VERS L’INFINI ET AU-DELÀ : CADRES ET ECRANS

TRIBUNE. Vers l’infini et au-delà : cadres et écrans par Yann Ricordel

Il est tout à fait intéressant de constater que l’ « écran », objet achevant son omniprésence dans nos activités quotidiennes par son occurrence portative (le smartphone1) , est la plupart du temps conçu comme ce qui rend visible, comme ce qui donne accès à une dimension nouvelle de l’expérience (c’est exactement dans ce registre qu’on en fait la publicité), et beaucoup moins comme ce qui dissimule et met hors d’atteinte. En réalité, un écran tient toujours les deux rôles, même si notre attention nous incline à ne considérer que l’un d’entre eux : au cinéma, c’est parce que l’écran arrête les rayonnements lumineux du projecteur que nous pouvons voir le film ; dans le même temps, il nous empêche de voir le mur qui se trouve derrière (même si ce n’est pas pour cette raison qu’on se rend dans une salle de cinéma), le mur faisant lui-même écran en ne nous permettant pas de voir ce qui se trouve au-delà. De la même façon, un tableau dans un musée, qui partage avec l’ écran (de cinéma, de télévision, de l’ordinateur personnel, de la tablette ou encore une fois du smartphone) sa forme le plus souvent rectangulaire, sert à concentrer et délimiter notre attention, et donc à nous amener à faire au moins momentanément abstraction de tout ce qui l’environne, et donc de nous abstraire pour un moment du réel pour tenter de saisir quelque chose de la virtualité que nous propose le tableau. Ainsi comprend-t-on que le smartphone est l’élément le plus récent d’une généalogie d’objets spécifiquement destinés à être regardés, censés abolir les frontières en reliant des espaces différenciés et ouvrir sur des espaces fictifs si ce n’est fictionnels, depuis la peinture figurative et narrative jusqu’à la réalité virtuelle, en passant par la photographie, la cinématographie et la vidéographie. Dans un article bien connu de 19372, l’historien de l’art Meyer Schapiro met ainsi en évidence le développement concommittant du tableau comme espace projectif, parcourable au moins en imagination, et les prémisses d’un imaginaire mondialisé : « A la Renaissance le développement de la perspective linéaire était intimement liée à l’exploration du monde et au renouveau des sciences physiques et géographiques. Alors que pour les membres conquérants de la classe bourgeoise une connaissance réaliste du monde géographique et des communications impliquaient l’ordonnancement des connexions spatiales en un système fiable, les artistes s’efforcèrent de réaliser dans leur propre champ imaginatif, et dans les limites de la tradition religieuse, les formes les plus stimulantes et appropriées de l’ordre spatial, avec l’extension, la parcourabilité et la régularité prisée par leur classe. » Comment ne pas penser ici au développement, depuis les années 1960, de l’imagerie électronique, qui a très vite croisé celle d’un réseau télévisuel qui aux Etats-unis à commencé à se généraliser au début des années 1960, jusqu’à la relativement récente réalité virtuelle ? D’abord cantonnée à une vision frontale, le casque de VR offre la possibilté d’une véritable immersion dans les mondes virtuels, essentiellement exploités, comme c’était le cas dans la 3D temps réel3, dans sa dimension ludique, où le joueur est amené à investir un rôle plus ou moins détaillé dans ses caractéristiques, là où le film ou l’oeuvre audiovisuelle narrative n’offre qu’un jeu d’identification entre spectateur et personnage, dans lequel chacun demeure cependant à sa place, de son côté d’un écran.

L’image virtuelle aurait dû, du point de vue de l’histoire conjointe de l’art et des techniques, relayer aussi bien la peinture que le cinéma et la vidéo dans la représentation d’espace imaginaires, or force est de constater que la VR, comme on s’en est aperçu lors du lancement raté du Metaverse, n’a pas encore suscité l’engouement attendu de la part d’une technologie annoncée comme une sorte d’ultime révolution, pour ne pas dire d’ultime transgression : alors que la différence entre réalité et virtualité demeurait à peu près claire, la VR devait marquer pour ainsi dire l’entrée du spectateur dans l’espace fictif du tableau ou du film, dans un espace excluant le « naturel », qui serait entièrement artificiel (ou, si l’on veut : artistique), une opération qui a souvent dans le passé été fantasmée dans la littérature, le cinéma et des œuvres audiovisuelles4. Et ce au moment-même où le réalisme des conjectures sur l’évolution de la conquête spatiale, la conquête d’un espace dont on ne sait trop si on doit le considérer comme réel ou virtuel, qui serait censée dépasser de très loin la limite de la simple surface de notre planète (ainsi Elon Musk affirmant que « La durée de vie probable d’une civilisation sera beaucoup plus longue si nous sommes une espèce multiplanétaire, une espèce avec plusieurs planètes, que si nous sommes une espèce sur une seule planète », réactualisant quelques dix années après une célèbre préconisation de Stephen Hawking), peinent à convaincre et, là encore, à provoquer l’élan vital, à constituer le rêve commun qui mobiliserait l’humanité dans sa totalitéIl n’est que de lire la prose alambiquée d’un Theodor H. Nelson, fils de parents comédiens et réalisateurs de cinéma, pionnier d’Internet, introducteur de l’idée d’ « hypertext » et initiateur d’un prototypique Xanadu Project par lequel Internet était conçu, dans une perspective clairement mac-luhanienne, comme une immense récapitulation et synthèse des cultures passées, et qui n’était probablement jamais tout à fait dans son état normal, pour comprendre la continuité qui existe entre des choses dont le dénominateur commun est qu’elles excitent l’esprit par le biais de la vue: « Si l’ordinateur est un système de projection, ou une tâche de Rorschach, […] les vrais systèmes de projection – ceux qui comportent un projecteur – le sont d’autant plus. Ce qu’on essaie de faire avec les films, la télévisions et les usages les plus glamour de l’ordinateur, qui produisent des images sur des écrans – sont d’étranges inversions, des déploiements de ce que nous avons dans le cœur et l’esprit. C’est l’origami particulier du moi. »

Le modèle qui semble encore prévaloir s’agissant de nos smartphones et ordinateurs personnels, loin de celui d’un espace perspectif, immersif et parcourable, et bien celui du mur avec ce qu’il suppose d’opacité et de bidimensionnalité : des murs constitués par des mosaïques d’encadrés informatifs combinant images et texte, ou leur succession antéchronologique et virtuellement infinie concernant les « fils d’actualité » « newsfeeds »). Ces murs et empilement en réseaux et en perpétuel renouvellement tendent finalement à produire une forte impression d’uniformité, de désappariement d’unités finissant par revêtir la même valeur nulle. Dans un texte de 1902 intitulé « Le cadre », Georg Simmel établit une distinction entre des formes anciennes de cadre dites « architectoniques », imitant des éléments architecturaux et renforçant par leur massivité la singularité du contenu du tableau (Simmel ne précise cependant pas que ce type de cadre s’applique à une forme de peinture ontologiquement liée à un lieu précis, la peinture à fresque, alors que la forme « tableau » telle que nous la connaissons est destinée à faire l’objet d’échanges commerciaux : cela nous ramène à la planétarisation des échanges dont parle Schapiro) : « Si le cadre moderne, dont les quatre côtés identiques révèlent un caractère beaucoup plus mécanique et schématique, représente un progrès par rapport au cadre architectonique, c’est qu’il s’inscrit dans un principe beaucoup plus vaste de l’évolution culturelle. En effet, l’élément particulier est loin de passer systématiquement de la forme mécaniste et extérieure à la forme animée et organique qui lui donne un sens propre. Au contraire : lorsque l’esprit organise la matière de l’existence de manière toujours plus complète, aboutissant à des formations toujours plus élaborées, d’innombrables formes, qui jusque-là menaient une vie cohérente en elle-même et représentaient une idée propre, en sont réduites à n’être plus que des éléments particuliers – et de simples agents mécaniques – au seins d’ensembles plus grands ; ceux-ci sont désormais seuls porteurs de l’idée, tandis que ceux-là ne sont plus que des moyens dont l’existence propre est dépourvue de sens. C’est cette même évolution qui mène du chevalier du Moyen Âge au soldat d’une armée moderne, de l’artisan indépendant à l’ouvrier d’usine, de la commune indépendante à la ville dans un État moderne, de la production autarcique et domestique à l’organisation d’un marché fondé sur l’économie monétaire et mondiale. »

Yann Ricordel

1 Interrogé en 1993 sur l’avenir du micro-ordinateur, Bill Gates, dont la société Microsoft fut à partir de 1975 à l’origine d’une popularisation à large échelle de l’équipement informatique imposé comme désormais indispensable, répondait : « l’information du bout des doigts. L’idée de l’ordinateur personnel comme outil informatif dans la vie de tous les jours reste notre objectif prioritaire. Mais il faut maintenant élargir cette vision en miniaturisant le PC pour qu’il tienne dans la poche, qu’il ait la taille d’un portefeuille ou que, installé dans la voiture, vous aide à naviguer. Surtout, il faut pouvoir l’utiliser de façon interactive sur des réseaux très rapidement, les gens voudront des ordinateurs obéissant à la parole ou reconnaissant l’écriture manuscrite. » https://www.parismatch.com/Vivre/High-Tech/Bill-Gates-interview-1993-photos-1719979

2file:///C:/Users/rcrdl/Downloads/Issue20_A4_NatureofAbstractArt-1.pdf

3Je renvoie ici à ma chronique de la vidéo Hotel (2015) de Benjamin Nuel, qui a d’abord été pensé comme un jeu. Voir sur le site personnel de l’artiste : https://benjaminnuel.com/HOTEL-1

4Voir par exemple l’argument de l’exposition de Pascal Rousseau Les Mystères de l’Ouest en 2012 : https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/czAoeAa

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