RETOUR SUR MILANO ART WEEK 2025

Milano Art Week 20252-9 avril 2025.

La Fine Allegra de Cattelan

À Milan, la semaine de l’art commence tôt – et avec fracas. Le 2 avril à 7h du matin, Maurizio Cattelan donne le ton sur la Piazza del Duomo avec La Fine Allegra, une manifestation-performance mi-funèbre mi-festive. Des pancartes proclament “Même pas mort !”, “Trois mètres sous terre”, “Tu es le prochain”, tandis que l’artiste tamponne sur le corps des manifestants le slogan : “Smile, it’s the end.” Le message est clair : Cattelan, chef d’orchestre de l’absurde, choisit la mort pour ouvrir la Milano Art Week (qui précède la Milano Design Week). Une mort ricanante, dédramatisée, mais qui rappelle aussi que les soutiens à la culture, eux, pourraient bien mourir pour de bon. Derrière la performance se cache un désarroi profond : un système de l’art exsangue, cyniquement désinvolte face à son propre effondrement. L’Italie, berceau d’une culture muséifiée, enterre ses artistes vivants sous une bureaucratie stérile et une incurie politique. Et l’art contemporain, plutôt que de riposter, défile en clown blanc sur fond de ruine dorée.

Cette performance résonne d’autant plus fortement que l’artiste figure parmi les 600 signataires d’une lettre ouverte adressée au gouvernement italien, affichée à l’entrée de MiArt et dans 109 des 179 galeries de la foire. Objectif : dénoncer une politique culturelle qui risque de transformer l’Italie en désert. L’artiste n’a jamais caché qu’il ferait « un bon ministre de la Culture ». Ce matin-là, son ironie mordante, ce mélange de fête et de funérailles, résume à lui seul l’ambiguïté d’une Milano Art Week tiraillée entre vitalité créative et fatigue structurelle.

Robert Rauschenberg au Museo del Novecento : un dialogue bancal

L’hommage au centenaire de Rauschenberg, au Museo del Novecento, aurait pu être un moment fort. Mais le dialogue annoncé entre ses œuvres et celles des avant-gardes italiennes du XXe siècle peine à convaincre. Trop peu d’œuvres, des rapprochements tirés par les cheveux, un parcours désordonné : les pièces de Rauschenberg peinent à respirer dans un environnement muséal surchargé. Le musée lui-même souffre : le monumental néon de Lucio Fontana, pourtant emblématique, suspendu au sommet du bâtiment, ne s’éclaire plus qu’à moitié. L’ensemble donne l’impression d’un musée en bout de souffle, au bord de la saturation.

Palazzo Reale : le vertige du trop-plein

Au Palazzo Reale, l’exposition déborde de toutes parts. Murs pourpres, cadres dorés, éclairage crépusculaire : tout concourt à une expérience sensorielle saturée, baroque sans élégance. Trop ? Sans doute. On ressort avec un léger mal au cœur, au bord de l’indigestion. Pourtant, quelques pépites surnagent dans ce déluge visuel : les œuvres de Maura Owens, Karen Kilimnik ou Lynette Yiadom-Boakye.

Osservatorio Prada : esquisses de films, promesses inachevées

Au-dessus de la verrière de la Galleria Vittorio Emanuele II, l’Osservatorio Prada consacre une exposition aux storyboards de films cultes. De Miyazaki à Sofia Coppola, quelques photocopies de dessins ne suffisent pas à restituer la puissance narrative et visuelle de ces œuvres préparatoires. L’exposition laisse entrevoir les rêves visuels de leurs auteurs sans jamais les incarner. Frustrant ? Oui. Mais aussi émouvant, car ces esquisses ravivent nos mémoires cinématographiques. On aurait aimé plus, mais le peu qu’il y a suffit à faire renaître des souvenirs – et des envies.

MiArt : une foire sectorisée et sans âme

La foire MiArt, malgré les déclarations de bonne volonté de son directeur, continue de ressembler à ce qu’elle est : une foire générique, interchangeable, sans identité. L’offre est sectorisée, bien rangée : un secteur “émergent”, un “contemporain”, un “moderne”. Et l’impression d’un art lui aussi compartimenté, sans élan. Avalanche de peintres italiens abstraits ou figuratifs – de Chirico, Fontana, Adami, Burri, Castellani – dont les œuvres semblent fatiguées de passer de mains en mains. Peu d’installations, presque aucune vidéo, les “nouveaux médias” brillent par leur absence.

Quelques stands sortent du lot : la galerie Cardi Black Box avec les masques d’Ugo Rondinone sur fond noir, et celui de Ruinart avec une installation de Julian Charrière. Le reste : une ambiance commerciale anesthésiée.

Au GAM, l’élégance creuse de Rondinone

À la Galleria d’Arte Moderna, Ugo Rondinone déploie une exposition trop soignée. Les salles baignées d’une lumière tamisée offrent un bel écrin à ses œuvres. Mais l’ensemble manque de souffle. Aucune œuvre nouvelle, aucune surprise : l’exposition donne l’impression d’un beau livre feuilleté une fois de trop. Rondinone se répète : ses figures fermées sur elles-mêmes, ses oliviers blancs… Tout est là, mais vidé de sa vitalité. Une élégance figée, dont la mélancolie devient formule creuse.

Neshat : une nécessité qui montre ses limites

À l’opposé, l’exposition de Shirin Neshat au PAC frappe par sa nécessité dans le paysage culturel italien, où les tensions autour de la mémoire coloniale et des migrations persistent. Cette rétrospective ambitieuse retrace les grandes étapes d’un travail engagé, frontal, viscéral, à travers vidéos et photographies.

Mais cette frontalité même en est la limite : l’impact immédiat tient à la charge politique, mais laisse peu de place à l’ambigu, à la résonance poétique. L’exposition agit comme un rappel indispensable de ce que l’art peut dire, mais révèle aussi les limites d’une esthétique trop littérale, qui tend à écraser la polysémie au profit de la démonstration.

John Giorno : le politique de la poésie

Heureusement, ailleurs, des expositions nous réveillent. À la Triennale, John Giorno est célébré dans une rétrospective sur ses activités poétiques, performatives et militantes. Ses liens avec Burroughs, Ginsberg, Gysin, Laurie Anderson sont évoqués à travers des archives issues du Giorno Poetry Systems, en écho à l’exposition « Merci ! John Giorno » chez Almine Rech à Paris.

Une plongée lumineuse dans une contre-culture visionnaire, qui redonne à l’art sa charge politique et amoureuse. Ici, la parole est vivante, incarnée, vibrante.

Mother de Bob Wilson : un sublime échec

La contribution la plus controversée de ces deux semaines est sans doute Mother, mise en scène par Bob Wilson de La Pietà Rondanini de Michel-Ange, dans le cadre du Salon del Mobile, au Castello Sforzesco. Tentative de donner une forme spectaculaire à une sculpture. L’exercice était périlleux, le résultat est plat. Malgré la magnificence d’un Stabat Mater d’Arvo Pärt chanté en direct, la mise en scène de Wilson aplatit littéralement la sculpture.

Francesco Bonami ne mâche pas ses mots : « Le pire qu’on puisse faire à une sculpture est d’en faire une image plate, et ce mélodrame pathétique y parvient à la perfection. » Une belle idée, oui, mais forcée. Un moment de grâce poussif.

Fondazione Prada, la vedette

Au sud de la ville, tout change. À la Fondation Prada, dans ce village-musée conçu par Rem Koolhaas, la visite est toujours une expérience singulière. Dix ans après son inauguration, le lieu reste un modèle d’intelligence architecturale, là où les nouvelles tours milanaises semblent déjà datées.

On y retrouve la Haunted House dorée (Robert Gober, Louise Bourgeois), le studio de Jean-Luc Godard, le projet sur les grottes de Thomas Demand. Mais ce sont les deux nouvelles expositions qui valent le déplacement : Nada de Thierry De Cordier, intense et méditative, preuve que le monochrome n’a pas dit son dernier mot ; puis une rétrospective magistrale sur la photographie typologique allemande du XXe siècle : des Becher à Gursky, Höfer, Ruff, Struth, Sander, Blossfeldt ou Sieverding. Jamais une telle exposition n’avait été présentée avec une telle ampleur.

Si MiArt déçoit, le parcours des institutions milanaises reste un plaisir esthétique. Reste à savoir comment se positionner face à des lieux qui mettent quasi exclusivement l’accent sur l’art italien – un patriotisme artistique, en pleine montée du nationalisme politique, devient de plus en plus suspect. La BFF Gallery, flambant neuve, expose uniquement… des artistes italiens de l’après-guerre. Un vision de l’art replié sur soi. Et Cattelan, au début de tout cela, ricanant, avait sans doute tout dit : “Smile, it’s the end.”

Timothée Chaillou

INFORMATIONS PRATIQUES

« Rauschenberg et le XXe siècle», Museo del Novecento, jusqu’au 29 juin 2025

« From Cindy Sherman to Francesco Vezzoli», Palazzo Reale, jusqu’au 4 mai 2025

« A Kind of Language: Storyboards and Other Renderings for Cinema», Osservatorio Prada, jusqu’au 8 septembre 2025

« John Giorno: A Labour of Love», Triennale Milano, jusqu’au 13 avril 2025

« Robert Wilson, Mother», Museo della Pietà Rondanini – Castello Sforzesco, jusqu’au 18 mai 2025

« Typologien, Photography in 20th-Century Germany», Fondazione Prada, jusqu’au 14 juillet 2025

« NADA, Thierry De Cordier», Fondazione Prada, jusqu’au 29 septembre 2025

« Shirin Neshat, Body of Evidence», PAC – Padiglione d’Arte Contemporanea, jusqu’au 8 juin 2025

« Ugo Rondinone, Terrone», GAM – Galleria d’Arte Moderna, jusqu’au 6 juillet 2025

Images: 1&2: Installation views, DA CINDY SHERMAN A FRANCESCO VEZZOLI. 80 artisti contemporanei, 2025, Palazzo Reale, Milano. Ph. Studio Cucù – 3: La Fine Allegra Flash Mob de Cattelan – Photo DR

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Opéra Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives