CHRISTIAN BENEDETTI ENFLAMME ANTON TCHEHHOV

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« Le Projet Tchekhov » de Christian Benedetti au Théâtre des Quatre Saisons de Gradignan : « La Mouette » (mercredi 4 mars), « Oncle Vania » (jeudi 5 mars), « Trois Sœurs » (vendredi 6 mars).

Christian Benedetti enflamme Anton Tchekhov : du grand art, sensible et intelligent

La culture est un art vivant et lui revient entre autres – lorsqu’elle s’intéresse de très près aux auteurs du panthéon littéraire – la « trans-mission » de l’héritage. Ainsi, lorsque le metteur en scène-acteur, directeur du Théâtre-Studio d’Alfortville, s’est attelé en 2011 à une œuvre monumentale comme celle de monter, autour d’un principe scénographique unique, l’intégralité des pièces du dramaturge russe, et ce avec la même équipe d’acteurs et actrices passionnés comme lui, il savait que c’était-là un défi peu ordinaire, une gageure prométhéenne.

Le résultat, ce Projet Tchekhov où, pendant trois soirées successives, au Théâtre des Quatre Saisons de la grande couronne bordelaise, La Mouette (créée en 2011), Oncle Vania (2012), et Trois Sœurs (2013), ont déclenché des salves d’applaudissements de la part d’un public ravi d’être surpris par tant de créativité au service du texte. Car c’est à cet endroit – et le spectateur lambda ne s’y est pas trompé – que réside l’exploit : la transposition dans une contemporanéité affirmée qui respecte non seulement en tous points le texte de Tchekhov mais qui, de plus, en transcende l’esprit en le rendant contemporain de nos préoccupations.

Quelle forme pour quel théâtre aujourd’hui ? Telle est la question… « Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu’il faut, et s’il n’y en a pas, alors tant qu’à faire, plutôt rien », s’écrie Anton Tchekhov au travers de la voix de Treplev, le jeune poète visionnaire de La Mouette (Acte I). Cette profession de foi en un art neuf seul susceptible de fournir une échappatoire à tout ce qui assigne, capture, fige le sens et, in fine, condamne le texte et son auteur à une seconde mort tout en liquéfiant la conscience du spectateur rendue disponible pour entendre un message subliminal pré-construit, Christian Benedetti s’en fait le vibrant écho : « Treplev est ce poète [incompris] qui doit payer de sa vie sa contemporanéité. Il est cette fracture. Il est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. Il est la clé de ce dont je parle dans le projet artistique du Théâtre Studio en revendiquant le théâtre de la distance ».

Faisant sien ce point de vue d’un art émancipateur, visant non à pérenniser insidieusement l’ordre social reposant sur les inégalités nécessaires à sa survie mais à faire du spectateur le vecteur actif du sens qu’il construit, Christian Benedetti ne fait là qu’allégeance à l’auteur russe, animé par un violent désir de justice sociale, lui le fils d’un serf nouvellement affranchi et épicier de son état. «Il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus», écrivait Anton Tchekhov qui poursuivait ainsi : « Au théâtre d’art, tous ces détails avec les accessoires distraient le spectateur, l’empêchent d’écouter… Ils masquent l’auteur (…) Vous savez, je voudrais qu’on me joue d’une façon toute simple, primitive… Comme dans l’ancien temps… une chambre… sur l’avant-scène un divan, des chaises… Et puis des acteurs qui jouent… C’est tout… Et sans oiseaux et sans humeurs accessoiresques… ça me plairait beaucoup de voir mes pièces représentées de cette façon-là… » (Evtikhi Karpov citant les propos de Tchekhov: mes deux dernières rencontres avec Tchekhov / in Tchekhov dans les souvenirs – 1954 / pages 575 et 576.).

Mettre en scène Tchekhov, aujourd’hui, c’est donc prendre en charge pleinement, le questionnement du dramaturge russe dans le pur respect de ses prescriptions. Exigence de dépouiller le décor des détails naturalistes qui encombraient jusqu’ici la narration de leurs signes totalisant, induisant un sens unique, et coupaient le spectateur d’une mise au travail de sa propre psyché. Face à un plateau nu, en cassant les codes habituels de la représentation (salle éclairée pendant le jeu, acteurs et spectateurs mis ainsi à la même enseigne … lumineuse, l’espace narratif étant dès lors partagé entre spectateurs et acteurs), en habillant les comédiens et comédiennes (toutes et tous excellents) comme ils le sont à la ville (jeans et perfecto), en réintroduisant sur scène les silences de tout échange, sont recréées les conditions pour faire flamber l’imaginaire de chacun. De même le débit du texte livré de manière ultrarapide, ponctué par des pauses dans le silence desquelles « se dépose » le sens construit par chacun, a pour effet de capter par un effort vite consenti l’attention du spectateur mis en état d’alerte continuelle. Art exigeant et vivifiant, profondément respectueux, et des intentions de l’auteur, et de l’intelligence du public.

Ainsi en se réappropriant le temps de la pensée, le spectateur construit « naturellement » une distance critique qui, dans ce hors champ de la représentation, va lui permettre de faire advenir le sens, le sien. Cette posture, induite par les dispositifs de mise en scène, équivaut à un acte de résistance à la violence exercée par les « productions spectaculaires » qui tendent à rendre à tout prix l’esprit « consentant ». En effet, là où une conception totalisante pour ne pas dire totalitaire de la culture – héritée de conceptions passéistes à haute teneur de culture de classe visant à confier au seul expert la hiérarchie du message à transmettre – définit le rôle de chacun (ceux qui regardent, ceux qui subissent – ceux qui jouent, ceux qui imposent), Anton Tchekhov et son allié du moment, Christian Benedetti, en initiant une autre façon de regarder, de voir, d’entendre, d’écouter, créent les conditions de la liberté. Y compris celle de ne pas se saisir de l’opportunité offerte, preuve intangible s’il en fallait du respect alloué à chacun.

Une scène contemporaine, utile, indispensable, qui résonne comme un acte de résistance salutaire en ces temps viciés par les tentations extra-droitières de ceux qui voudraient cantonner la culture à un rôle lénifiant. L’anesthésie de la conscience du spectateur, considéré comme un simple consommateur de distractions, fussent-elles « culturelles », n’est pas encore pour demain. Et ça, c’est plutôt une très bonne nouvelle !

Charlie Lambda

Comments
One Response to “CHRISTIAN BENEDETTI ENFLAMME ANTON TCHEHHOV”
  1. L'Ornithorynque dit :

    Intéressante traversée.

    Bien entendu qu’une scène contemporaine est indispensable ; mais partout les « coupes », la boucherie institutionnelle … sale temps pour l’art et les opinions d’ouverture …

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