ESZTER SALAMON, « MONUMENT O : HANTE PAR LA GUERRE »

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69e FESTIVAL D’AVIGNON : Eszter Salamon, Monument 0 : Haunted by wars (1913 – 2013) – Lycée Saint Joseph, Avignon, juillet 2015.

Il est des représentations particulières à cause du spectacle lui-même, à cause du lieu, de l’actualité, du temps… Il est aussi des représentations particulières à cause de la salle. A Avignon, les premières institutionnelles sont toujours très étranges. Entre la rangée de journalistes qui regarde plus ses notes que le spectacle, les artistes « amis » invités qui se montrent autant qu’ils viennent voir, le tout Paris chic (ce soir, ce fut Jean-Paul Gaultier) et la foule des directeurs, peu de places payantes restent à disposition du public. Ils auront une longue série de représentations pour se rattraper. Cette foule entriste de happy-fews (Angot en parle d’autant mieux qu’elle en fait pleinement partie) va donner sa teinte au spectacle, car elle réagira d’une seule et même voix, pour huer ou acclamer. Pour faire une moue boudeuse surtout, un peu dédaigneuse. Ce sera encore le cas cette fois-ci. Mouais, résumera-t-on.

Le spectacle est proposé dans la cour du Lycée St-Joseph, réaménagée à grand frais en salle de spectacle à ciel ouvert. L’organisation du festival a fait le choix critiquable de se passer de lieux magique comme la carrière Boulbon pour garder des lieux beaucoup plus anodins mais en centre-ville. Étonnamment, contrairement à Olivier Py auteur, Olivier Py directeur favorise le prosaïsme à la splendeur de la boue, de la pierre sèche et des étoiles.

Chants de la nuit, des ombres sont étendues au sol. Le son se fait plus présent en même temps que nos yeux s’habituent à cette obscurité. Du charnier naîtra la lumière et de ces morts naîtra l’art, la culture, les cérémonies. Elles seront mélange d’offrande et de repoussoir selon que l’on s’adresse à un bon ou à un mauvais esprit. Ces cérémonies mortuaires, Eszter Salamon s’en fait l’écho, le réceptacle, dans une réinvention très fine et envoûtante. Il s’agit ici d’un art mêlé, d’un rituel impur, qui n’a rien d’une reconstitution colonialiste. L’ancestral est débarrassé des scories du naturalisme. Sa chorégraphie emprunte au Mexique, au Maghreb, à l’Afrique noire, à l’Asie, à l’Europe de l’Est : c’est l’humanité toute entière qui ouvre son cœur aux morts en pagailles dont on découvrira à la fin les plaques commémoratives. Sur ces plaques, des dates à ne plus savoir qu’en faire. On n’en a jamais fini de compter, répertorier, dater les morts. Monument 0, c’est aussi le tribut du corps vivant au corps inerte. Les corps choisis par la chorégraphe sont d’ailleurs tous sublimes, athlétiques, magnifiquement mis en valeurs par les costumes de Vava Dudu. Ces corps au meilleur de leur forme dansent, fortement, pleinement avec une maîtrise du mouvement qui fait plaisir à voir.

A la fin de chaque scène, un noir. Ou plutôt non, chaque scène débute par un noir, par une disparition ou un deuil qui permet, en quelque sorte, la danse cathartique. Si le spectacle à commencé par un noir, il n’y aura pas de noir final mais un salut direct et sans ambages.

Ces gestes tribaux que l’on a vu mille fois dans des documentaires, dans des illustrations, lors de safaris humains… nous les occidentaux blancs CSP+, on les regarde à nouveau, en se demandant quelle est notre place la dedans ? Certains ont mal aux yeux, se trouvent placés de force dans la position du gros colon raciste. D’autres sont fascinés par cette culture de l’ailleurs. Cette incertitude se révèle de plus en plus car les tableaux se juxtaposent et s’enchaînent sans réelle évolution, sans vrai parti pris autre que d’accumuler les cultes comme s’accumulent à chaque pas en avant que fait l’humanité, la longue liste des disparus. Si la pièce est émaillée de bonnes idées -un des danseurs troque son costume traditionnel pour un « non costume », les danses s’exécutent de face, en frontal comme si nous, le public silencieux, immobile et glacé étions la mort à conjurer-, celles-ci s’épuisent assez vite.

De même, une des images finales, celle d’un homme coiffé d’un grand chapeau de Lady, faisant tellement la folle qu’il en fait tomber les plaques mortuaires, pourrait être émouvante : c’est le retour du vivant, le burlesque comme opérateur qui dézingue le morbide à coup de fête. Mais il y a énormément de panneaux… Au bout de cinq on a compris et il en reste encore une bonne cinquantaine à faire tomber. Et chez certains, l’ennui vient, la mort gagne le spectateur passif et les portables s’illuminent dans la salle pour vérifier l’heure qu’il est. Le spectacle durera vingt minutes de plus que prévu, autant de temps en moins à boire entre amis des demi-citrons pour parler de Beckett, place des Corps-Saints.

Bruno Paternot

Photo Festival d’Avignon

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