FESTIVAL D’AVIGNON. « EXTINCTION », LES SOURDS RETROUVENT LA VUE

77e FESTIVAL D’AVIGNON. Extinction – mes Julien Gosselin – d’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler – Cour du lycée Saint Joseph 21h30.
On entre, lumières électriques, musique techno tonitruante pour forcer les corps à la vibration, des spectateur-ices dansent sur le plateau, bières bio en main, horde sauvage et concentrée de laquelle surgissent deux femmes, elles aussi en proie à la transe, qui à travers leurs discussions d’ivresse posent un premier élément de l’intrigue, en rapport avec l’accident, la catastrophe. A la suite de ce premier tableau d’une heure, le décor change de costume, une dame tombe dans les escaliers – minuscule accident en prévision de l’apocalypse à venir – et dans un grand appartement aux baies vitrées, voilées, la soirée n’est plus psychédélique mais mondaine. Nos oreilles retrouvent la vue. Les toilettes et la chambre ont leurs murs ouverts sur le public : seuls les espaces d’extrême intimité, où les corps sont les plus vulnérables, nous sont livrés. Dans le premier tableau, le théâtre s’est trouvé aboli par cette danse tribale qui réalise le programme rousseauiste de réunir acteur-ices et spectateur-ices au sein d’un même espace horizontal. Nos acouphènes se trémoussaient. Le second tableau (à Vienne, en 1920) écarte lui aussi le théâtre en dérobant les corps, en ne les montrant qu’à travers le regard très subjectif de la caméra, œil de Caïn auquel nul ne peut échapper. Le dernier tableau, qui prend d’abord l’allure d’une conférence, est un morceau de pure littérature en solitaire, où les régisseur-es parviennent au paroxysme de leurs présences. Grâce à cette réflexion menée par Gosselin sur la théâtralité, entre ces différents monde, les frontières sont poreuses, ainsi que la vidéo d’abord en noir et blanc, puis en couleur, semble le signifier, dans une scène sans doute tirée du Sacre du Printemps, où les personnages conscients de leur propre folie miment en riant le massacre vers lequel ils se précipitent. Mort du théâtre, mort du reste.
La seconde partie, la plus longue, nous présente des personnages hauts en couleurs, profonds à la surface, dandys qui marivaudent, se trompent et s’humilient. Paroles à bout de souffle qui cherchent un moyen de rebondir, Tchekhov n’est pas très loin. Plusieurs histoires s’entremêlent à partir de différentes pièces de Schnitzler, cousues les unes aux autres : Albertine et Fridolin, couple libre à tâtons, Aurélie et Falkenir, l’inceste au bout des doigts, et la Mademoiselle Else autour de laquelle gravitent les étourdis. La fête est un lieu dédié à la dissolution de l’individu, au profit du collectif et sans doute est-ce à cet effacement que les personnages aspirent, fuyant cette conscience partagée (dans les années 1920) de l’imminence de la fin d’une époque et d’un monde. C’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Dans le Melancholia de Lars Von Trier, les convives conscients de l’apocalypse en route, regardent à travers les fenêtres éblouies par une vive lumière, exactement comme chez Gosselin. Architecture-Extinction. Rambert aussi n’est pas très loin.
Les premières images montrées sur l’écran sont celles d’un massacre, qui peut préfigurer l’horreur des guerres à venir et de la Shoah. Si l’histoire fonctionne par cycles, le spectacle tend lui aussi à recréer la fresque de cette dévastation, en passant notamment par le jeu, viens on s’éventre, avant de glisser jusqu’au saccage. Un agneau tâché de noir erre parmi les cadavres, sacrifié pour avoir vu l’enfer, incapable d’innocence. Le dîner qui rythme les échanges rappelle aussi celui que prend le Christ avec ses apôtres la veille de sa crucifixion. Schnitzler peint-il les choses avec plus de réalisme ou de nihilisme ? Pour Frédéric Boyer (Comprendre et compatir) le nihilisme est « une soif de crucifixion chez un être qui n’a plus foi dans le Christ » et on sent bel et bien chez ces personnages un désir d’absolu, une soif d’amour, de reconnaissance, d’abandon. Mais leurs mains ne prient plus, leurs têtes se cognent aux lustres, vanitas vanitatum est omnia vanitas, et finalement mieux vaut ainsi, par désespoir noirci, précipiter la chute qu’espérer l’éviter. Climax de Gaspard Noé : dégénérescence progressive d’une soirée jusqu’à l’extrémité du meurtre. Extinction : sensiblement la même chose, les mondanités en plus.
Mais à ce maelstrom esthétisé de débauches, à ce nihilisme aristocratique serti d’une rhétorique ciselée et poétique, Gosselin refuse de céder, préférant au nihilisme une « négativité vitaliste » (interview donnée quelque part). « Tout détruire si tout doit être détruit » certes, mais non parce que « rien ne peut être détruit » (Visconti) : tout détruire pour qu’apparaisse autre chose, après. C’est le sens que revêt le troisième tableau du triptyque au cours duquel la narratrice de Thomas Bernhardt se confie sur son rapport à ses origines, au monde, à l’art. Si l’extinction approche, si l’amour doit prendre fin, il ne faut pas oublier : qu’autre chose recommence, qu’une photo n’est pas toi, qu’une représentation n’est rien que ça, et que parfois l’orgueil donne à sourire. Extinction-rébellion.
Célia Jaillet
Photo C. Raynaud de Lage





















