TRIBUNE. « WE ARE ‘NATURE’, DEFENDING ITSELF

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TRIBUNE. Isabelle Fremeaux et Jay Jordan, We Are ‘Nature’ Defending Itself. Entangling Art, Activism and Autonomous Zones, Londres, Pluto Press, 2021 : traduction française des premières pages, précédée d’une introduction du traducteur.

[A travers ce bref ouvrage de 145 pages, ça n’est à rien moins, finalement, qu’au très ancien problème de la mimesis aristotélicienne que s’attaquent Isabelle Fremeaux et Jay Jordan. Elle consistait déjà, bien avant notre époque écranique, à préférer l’imitation à la chose-même, la représentation d’une nature nécessairement funeste et tragique à cette nature elle-même. Et même à faire de la perfection de l’imitation l’objet d’une compétition, de cet agôn qui réglait bien des aspects de l’existence des grecs anciens et dont globalisation, absolue nécessité de la croissance, course effrénée à la production, héroïsation de l’individu, déréalisation du monde seraient les formes hypermodernes. Telles que passées à travers le temps aux filtres, d’une part, de cette morale protestante qui fonde une mentalité américaine intimement liée au développement du capitalisme industriel et qui a si profondément marqué le Xxe siècle au niveau global et continue de le faire dans une certaine mesure, de l’autre le productivisme marxiste dont la Chine reste l’héritière majeur, au moment d’entrer dans son grand moment de dysphorie économique, et donc sociale.

Ainsi faut-il ici bien comprendre, bien au-delà de ce « lourd bilan carbone de l’art contemporain » dont nous informait méritoirement Jill Gasparina en 20191, que la réalité dont partent Fremeaux et Jordan, c’est celle d’une production artistique matérielle qui depuis au moins l’après-guerre ne suit pas un autre chemin que celui du capitalisme dans son tropisme global, celui-ci étant consubstantiel à celle-là. Celle d’une multiplication des artistes professionnels ou non (aujourd’hui, artiste, tout le monde voudrait l’être un peu, pourquoi pas par la grâce d’une téléréalité ou d’une chaîne Youtube…), et par conséquent des œuvres qui sont la manifestation visible de la libido hypertrophique de l’individu contemporain dans son « devenir artiste », dans l’affirmation du caractère absolu, inconditionnel, mais aussi indéterminé de sa liberté.

Ce que Fremeaux et Jordan tiennent surtout à mettre en avant dans cette relation aussi poétique qu’informée, et en tous les cas très habitée, c’est leur volonté de se déprendre de leur habitus d’artistes, qui ne pouvait aller sans un attachement au moins provisoire à des lieux, la ZAD de l’aéroport d’ Heathrow ou celle de Notre-Dame-des-Landes, le temps de les défendre autant que d’en saisir le génie propre, tant dans le déjà-là de la faune, de la flore, des habitants, du bâti, que dans la dimension historique d’une zone autrefois soumise aux nécessités du remembrement dans le cas de Notre-Dame, que dans les relations sociales et elles aussi poétiques s’étant tissées dans ces centres de convergence entre des individus libres et la population locale. Autrement dit aux antipodes des non-lieux2 , pour parler comme Marc Augé, de l’art contemporain globalisé, « sans feu ni lieu » pour parler cette fois comme Jacques Ellul3, rythmé par les non-événements(dont trois se préparent déjà activement pour 2024 : le festival Art Paris qui fêtera ses 25 ans, la Biennale de Venise et celle de Lyon) voulant encore donner l’illusion du changement là où il n’y a que reproduction d’un ordre bourgeois invitant cyniquement la plèbe à venir contempler la vraie culture, c’est à dire la sienne. Où il n’y a en réalité qu’exposition de marchandises d’un genre particulier, dont la seule valeur est une valeur d’échange et non d’usage. Celles-là mêmes auxquelles pense Guy Debord lorsqu’il évoque « la domination de la société par « des choses suprasensibles bien que sensibles », qui s’accomplit absolument dans le spectacle, où le monde sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence »… Ailleurs dans le même ouvrage on peut lire : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout ».

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer » : dans ces mots célèbres de Karl Marx, Fremeaux et Jordan n’ont absolument pas eu peur, même si cela ne s’est pas fait en un jour, de remplacer le mot « philosophe » par celui d’ « artiste », de mettre en crise (de critiquer) une réalité socio-professionnelle parfois sécurisante, parfois anxiogène pour accomplir le saut périlleux qui mène de la « zone de confort » à la « zone à défendre », de la vie salariée ou de prestataires en compétition pour la valorisation sociale à la vie avec pas ou peu d’argent et beaucoup de débrouille et de solidarité, de la métropole à la campagne, apportant à chaque fois ce que l’artiste peut posséder de savoir instinctif, intériorisé en matière d’intelligence des formes et des situations, ou, autrement dit, d’intelligence plastique.]

Partie I : semer

Cri

Sa main s’élève de la mer tourbillonnante. Ses yeux sombres fixent le bleu profond du ciel. Elle est en train de se noyer, pas de nous faire signe. L’eau expulse la vie de ses poumons, mais elle veut rester en vie, elle tousse et s’agite. Elle a voyagé de si loin pour être ici. Sa maison est en feu, sa terre lui a été volée, le climat s’est effondré, les sécheresses ont amené la faim, les champs deviennent des déserts, les guerres ne s’arrêtent jamais, et elle est juste en quête de vie, voilà tout.

Mais la Forteresse Europe a fait en sorte qu’elle n’atteigne jamais les plages touristiques avec leurs corps bronzants et leur douce odeur de crème solaire. Son corps plus sombre échouera sur le sable doré quelques jours plus tard, au moments où les touristes seront retournés à leur hôtel et quand la marée se sera lassée de jouer avec. Vous êtes ému par les images télévisées de bateaux surpeuplés et d’enfants noyés. Emu au point de faire une œuvre parlant de la manière dont les politiques migratoires européennes tuent les exilés. Vous couvrez les colonnes d’une salle de spectacle avec des centaines de gilets de sauvetages oranges.

Vous êtes l’artiste Ai Wei Wei.

Lorsqu’on vous a demandé pourquoi vous avez aidé à dessiner le stade olympique national de Pékin pour le même gouvernement qui vous a réprimé et a censuré votre travail, vous avez répondu que vous « aimiez le design ».

Aimez-vous l’art et le design plus que la vie ?

* * *
L’Arctique est actuellement 20 degrés Celsius plus chaud qu’il ne le devrait à ce moment de l’année. La glace fond si vite. Ce qui devrait se produire dans le temps lent et long de la géologie se produit dans la durée de votre existence. Les eaux montent et la plupart des points de basculement climatiques ont déjà été dépassés.

Vous vous dites que vous devez agir. Vous faites transporter des centaines de tonnes de glace de l’arctique s’étant détachés de la banquise à Paris durant le Sommet pour le Climat des Nations Unies en 2015. Vous les laissez fondre dans la rue.

Vous êtes l’artiste Olafur Eliasson.

Vous dites que votre atelier ne « fabrique pas des choses » mais des « idées », ce qui ne vous empêche pas de vendre des câbles lumineux et des luminaires en forme de ballons de football 120000£ à de riches collectionneurs.

Vous êtes artiste et vous travaillez dans le capitalocène, une ère marquée par un système, dont l’obsession pour la croissance sans limites signifie que l’économie y sera toujours placée avant la vie, absorbant la vie dans les circuits globalisés du capital, en éternelle expansion et dévorant voracement des mondes entiers. Certains biologistes appellent les humains les « mangeurs de futur ». Mais accuser les « humains » revient à laisser les vrais coupables se tirer d’affaire : seulement 20% de l’humanité consomme 80% des ressources. Un document récent de la Commission Européenne se termine par l’avertissement que si nous dépassons les 1,5 degrés de réchauffement, « nous aurons affaire à de plus en plus de sécheresses, d’inondations, de chaleur extrême et de pauvreté pour des centaines de millions de personnes ; la mort des population les plus vulnérables ̶ et pour le pire, l’extinction du genre humaindans son entier ». Les moins responsables de l’effondrement du climat sont ceux qui sont le plus affectés par celui-ci.

Nous vivons dans une guerre contre les pauvres. Nous vivons un moment où il est plus facile d’imaginer l’effondrement de la vie que de réinventer les manière d’exister ensemble. Nous vivons la fin d’une époque.

Aucun artiste ou activiste n’a jamais eu à travailler dans de telles conditions dans l’histoire, et pourtant notre culture continue de tourner le dos à la vie. Le « business as usual » constitue l’ordre du jour, y compris dans les musées et les salles de spectacles des métropoles. Nous pourrions appeler cela l’ « art extractiviste ». L’extractivisme prend la « nature », des choses, un matériau venu de quelque part et les transforme en une chose qui va acquérir de la valeur par ailleurs. La valeur est toujours plus importante que la perpétuation de la vie des communautés d’où la richesse est extraite. Tant d’artistes font carrière en siphonnant de la valeur du désastre, de la rebellion, de l’animisme, de la magie, tout ce qui est un sujet à la mode à ce moment-là, et en la régurgitant ailleurs en des objets non-situés, détachés. N’importe où, du moment que les codes de l’art continuent de fonctionner.

Si votre CV d’artiste montre que vous avez exposé à Cape Town, Dubai, Shangai et Prague et que vous vivez entre Berlin et New York, vous avez de la valeur. Mais si votre bio dit que vous vivez dans le village dans lequel vous avez vécu toute votre vie, apprenant à connaître les humains et plus-qu’humais qui partagent votre territoire, et que votre art nourrit la vie locale, votre carrière est foutue. Sous le capitalisme, la mobilité est toujours plus valorisé que de prêter attention et vraiment connaître un lieu. On nous décourage à nous attacher à quoi que ce soit et à où que ce soit, sauf peut-être à nos carrières et à une rhétorique de salon et à des théories radicales hors sol. Les mots et les idées ont rarement des conséquences, sont rarement traduits en mondes en transformation. Être attaché à quelque chose de matériel et relationnel est dangereux parce que cela signifie que vous pourriez avoir à vous battre pour le défendre [le traducteur souligne]. […]

L’art-tel-que-nous-le-connaissons est une invention. Fabriqué par les métropoles coloniales blanches d’Europe, il a seulement un peu plus de 200 ans d’existence. Il est apparu main dans la main avec les débuts du capitalisme indistriel, il a reposé sur les mêmes mythes philosophiques qui ont permis l’extractivisme n’importe où : les dualismes toxiques entre nature et culture, le corps et l’esprit, l’individuel et le commun, l’art et la vie.

L’art-tel-que-nous-le connaissons est seulement une arme supplémentaire d’exclusion du pauvre, de la population rurale, des gens de métier et des cultures populaires de toutes sortes, des lieux calmement contemplatifs de la classe fortunée des métropoles. Avec son culte du génie individuel, exportée à travers le monde pour enseigner à tous la suprématie de l’imagination européenne blanche, l’art-tel-que-nous-le-connaissons est devenu le pinnacle de l’humanité.

Après deux siècles, certains sont encore pris dans le piège de l’art-tel-que-nous-le-connaissons, représentant le monde plutôt que de le transformer. Nous montrant les crises plutôt que de vraiment essayer de les stopper ou d’imaginer des solutions. Comme si, alors que quelqu’un avait mis votre maison en feu, vous preniez des photos des flammes plutôt que d’essayer d’éteindre l’incendie. Quel genre de séparation a pu prendre racine dans notre esprit pour que face à une telle urgence existentielle, nous ne pensions qu’à la représenter ? Et qui de telles « oeuvres » servent-elles, en dernière instance ?

Pourquoi faire une installation sur les réfugiés massés aux frontières alors que vous pourriez codesigner des outils pour outrepasser les barrières ? Pourquoi tourner un film sur la dictature de la finance quand vous pourriez imaginer de nouveaux moyens d’échange sans argent ? Pourquoi écrire une pièce que le néo-animisme quand vous pourriez co-concevoir la dramaturgies de rituels communautaires ? Pourquoi faire une performance sur le silence qui suit l’extinction du chant des oiseaux lorsque vous pourriez co-créer des moyens de saboter les usines de pesticides qui les tuent ? Pourquoi concevoir une pièce dansée sur les émeutes de la faim alors que vos compétences vous permettraient de faire des chorégraphies de foule afin de disrupter les rassemblement fascistes ?

Pourquoi continuer avec l’art-tel-que-nous-le-connaissons, alors que vous pourriez déserter cette culture néronienne, jouant de la lyre pendant l’incendie de notre monde ?

Yann Ricordel

3Sans feu ni lieu de Jacques Ellul – Editions Table Ronde

Image: Ai Weiwei, « Stools » – Copyright the artist

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