LES DERIVES DE L’IMAGINAIRE : FERNAND DELIGNY AU PALAIS DE TOKYO

Les Dérives de l’imaginaire / Palais de Tokyo / Fernand Deligny « Carte et ligne d’erre, 1969-1978 » / 28 septembre 2012 – 7 janvier 2013.

Lorsqu’il évoque les enfants avec lesquels il travaille, Fernand Deligny substitue au mot autiste celui de mutiste. D’un côté il y a l’autisme qui désigne une pathologie, et de l’autre il y a le mutisme expression volontaire d’un refus de parole. Ce transfert de vocable en dit long quant à la lutte que Deligny mena contre « l’encastrement » institutionnel et la compassion philanthropique exacerbée par une politique rééducative d’après-guerre.

En 1968, Fernand Deligny accueille en tant qu’éducateur des enfants autistes dans les Cévennes et invente un dispositif de prise en charge à une époque où celle-ci restait encore cantonnée au milieu institutionnel. Pour répondre à l’espace psychiatrique qui éduque ces enfants à mourir, il propose un milieu de vies organisées en aire de séjour dans lesquelles les enfants vivent auprès d’adultes non diplômés.

Ces enfants peuvent parcourir des espaces agrandis, peu restrictifs où ouvriers, paysans et étudiants notent minutieusement leur parcours, avec pour modèle celui de la carte. Fernand Deligny demande à ces « éducateurs », de transcrire les déplacements ritualisés de ces enfants plutôt que d’interpréter des stéréotypies. Ces cartes exhumées permettent d’entrevoir « ce qui ne se voit pas ». Elles se présentent comme des réseaux de lignes d’erre d’enfants attirés par le rituel du coutumier, elles sont le témoin esthétique d’une trace de l’humain commun, périmée par le langage et la socialisation.

Avec ces cartes exposées, Fernand Deligny développe la possibilité cartographique d’admirer la trace du chemin dessiné par les mouvements aléatoires et répétés de ces enfants placés en milieu psychiatrique, faute d’interactions sociales suffisamment admises. Ces lignes prônent une tentative expérimentale : capter un réseau de présence, là où il n’y aura pour l’observateur que de l’absence.

La ligne d’erre, inscrite à l’encre de chine ou au fusain sur du papier dont la marque apparaît sous le charbon frotté, sublime la forme mutique de cette enfance, n’ayant pas pu s’inscrire à l’intérieur d’un système social. Cette ligne d’erre matérialise leur voyage incompréhensible du point de vue de l’observateur, mais d’une poésie sans fin, contigu à l’errance de leur gestuel qui n’a pas de but intelligible. « Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond », c’est de cette manière que Jean-Jacques Rousseau appréhende l’errance.

Fernand Deligny reprend cette conception illimitée du voyage et la transcrit à travers ces lignes, obliques, courbes expressions d’un voyage hors d’atteinte, impénétrable, toujours placé sous le signe de l’ailleurs. Il calque une gestuelle sans objet intentionnel précis et déplace à l’aide de ces traces l’observateur, pour l’amener esthétiquement à l’extérieur d’une réalité qu’il croit pouvoir appréhender et maîtriser.

C’est sans doute ici que l’imaginaire est le plus abouti, car paradoxalement c’est ici qu’il trouve sa forme la plus inachevée. Lorsque la réalité n’est pas suffisante, ou bien lorsqu’elle est décevante, l’imaginaire s’agite et cultive alors une forme autre, palliant cette absence. Les traces de Fernand Deligny sont imaginaires, car elles ouvrent le regard sur l’absence comme si il s’agissait là de défier droit dans les yeux la réalité elle-même. « J’y reviens sur ce fait de TRACER qui permet de Voir. Encore faut-il que la ligne d’erre soit suivie par la main qui trace, et scrupuleusement. Encore faut-il que celui-là qui s’y met, à tracer, s’apprête bien volontiers à voir autre chose que ce que son regard lui rapporte».

Ces lignes d’erre exigent du spectateur une vision humble du monde tel qu’il le conçoit, mais surtout tel qu’il le concrétise. Car c’est précisément à l’intérieur de ces interactions dites « sociales » que le voyage vagabond de ces enfants se dessine. Face à l’absence d’interactions, le mutisme déploie en guise de réponse des lignes esthétiques d’une forme systématique toute autre. Pour Fernand Deligny ces gestes ne veulent rien dire, et pourtant ils sont là. L’imaginaire opère ici une sorte de révolution pour le spectateur, car il appréhende ces lignes comme la possibilité de concevoir ces enfants mutistes comme des personnes et non plus des rituels mouvants. «bourré de sens comme un coquillage peut l’être de sable mort venu le remplir, bête défunte. Et ces drôles d’animaux vagabonds privés de propulseur qui manifestent allez savoir quoi à tout bout de ce champ qui est celui de notre regard, ont pourtant un nom de personne dont on dirait qu’ils ne se sentent pas marqués».

L’imagination transcrite par ces cartes déploie la faculté qu’a l’observateur de se représenter une personne sans sa présence, un individu dépouillé par la réalité partageable. Fernand Deligny laisse l’observateur devant des traces qui se présentent à lui, tel des êtres de tous les possibles.

Quentin Margne

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