BIENNALE D’ART DE VENISE : SERENISSIME FORCEMENT

BIENNALE D’ART DE VENISE 2024 – Jusqu’au 24 novembre 2024.
C’est le 20 avril 2024 que le palmarès de la 60ème Biennale d’art de Venise a été dévoilé. Et si La République du Kosovo a reçu une mention spéciale du jury, c’est l’Australie qui a remporté le Lion d’or. Il faut dire que l’installation a de quoi impressionner !
kith and kin se trouve dans le nouveau pavillon Australien imaginé en 2014 par l’architecte Denton Corker Marshall. C’est un immense blockhaus noir construit au bord du canal. On y entre par une rampe extérieure et des portes vitrées s’ouvrent et là, la magie opère !
L’oeuvre d’Archie Moore est passionnante et forte… Elle raconte 65 000 ans d’histoire aborigène et principalement sur ses racines Kamilaroi Bigambul. Imaginez, sur presque toute la surface au sol du bâtiment, un immense plancher, surélevé par des tiges métalliques, reposant elles-mêmes sur une marre d’eau et d’encre offrant une profondeur à ce blanc qui la surplombe. Sur cette immense planche immaculée, sont posées des piles de papiers, à des hauteurs diverses et lorsqu’on s’approche, on peut voir que ce sont des documents officiels, tamponnés par l’Etat Australien. Ils reflètent les taux élevés d’incarcération des membres des Premières Nations et c’est le fruit des recherches d’Archie Moore sur le sujet… On dirait comme une maquette d’architecte. C’est haut, c’est bas mais ce sont des feuilles de A4 collées les unes aux autres… Autour, sur les murs, d’un marron sombre, des bulles dans lesquelles on distingue, écrits en blanc, des noms de familles et des traits qui les relient les uns aux autres. C’est un arbre généalogique géant… Deux carrés de néons éclairent l’oeuvre. Et quoi de plus en phase avec le thème de cette Biennale « des étrangers partout » que cet arbre généalogique géant qui atteste de l’antériorité des communautés sur cette terre et leur oppression ?
Et d’ailleurs, le fil rouge de cette édition est bien la question de l’identité assumée, revendiquée, conquise. C’est suffisamment rare pour être souligné et pour dire que le travail du Brésilien Adriano Pedrosa, commissaire de cette édition, est remarquable. Il existe une telle pression sur les êtres vivants qu’il fallait bien tout le Giardini et les interminables salles de l’Arsenal pour en témoigner, le prouver, le défendre, le revendiquer et tenter d’en faire un acquis.
Si dans les Giardini les Australiens jouent juste, le pavillon Allemand offre aussi un vrai scénario de science-fiction poussé à son paroxysme.
Ce qui frappe dans cette proposition Allemande, c’est que l’entrée principale et majestueuse, imposée par Hitler – qui fit purement et simplement détruire le bâtiment originel en 1938 ! – est bouchée par une montagne de terre excavée d’Anatolie par l’artiste Erwan Mondtag. Ce qui induit qu’on ne peut ni y entrer ni en sortir… Ici pas de manifeste comme pour le pavillon israélien véritablement fermé et gardé par des hommes armés ou l’on peut lire sur une affiche : « L’artiste et commissaire israéliens ouvriront le pavillon lorsqu’un accord de cessez-le-feu et de libération des otages sera conclus » ; autant dire que ce n’est pas pour demain qu’on pourra visionner l’œuvre de Ruth Patir qui est tout de même projeté sur un écran à l’intérieur du pavillon Israélien. Finalement, dans ce pavillon Allemand construit par l’architecte proche des nazis Ernst Haiger, on entre par l’arrière. La commissaire, Carla Ilk, y a installé son projet Thresholds (frontières). Une première pièce nous permet d’admirer un satellite puissamment éclairé. Dans une autre, filmée dans une forêt, des danseurs font des danses tribales invocatrice. C’est l’artiste et réalisatrice israélienne Yaël Bartana qui a proposé « Or LaGoyim » (lumière sur les États, en hébreux), une série d’installations et de films qui explorent les thèmes du judaïsme et de la réparation, mais on sent le cataclysme… On a quitté cette planète… Il n’y a que des vestiges… une maison dont une partie bouge sous le poids des visiteurs, des pièces pleines de poussières… Au dernier étage, on voit un homme dans une forêt creuser la terre… C’est un scénario abouti qui convainc par sa pertinence.
On peut faire le lien avec le pavillon de la Serbie avec ce thème « exposition coloniale » où l’on voit exposés les vestiges d’un ancien monde avec des pubs pour Banania ou autres bien de consommation… ou avec l’Autriche et ces anciennes cabines téléphoniques, cette vidéo d’une femme attendant dans une gare… ou encore avec les murs dont l’enduit tombe de longue date que propose Eduardo Cardozo dans le pavillon Uruguayen.
Dans les pavillons les plus en accord (raccords ?) avec le thème, citons celui de la Grande-Bretagne.
John Akomfrah y propose Listening All Night to the Rain (Écouter la pluie toute la nuit). Là aussi, déambulation contrariée, on y entre par le sous-sol et l’on peut voir des films représentant l’eau, métaphore connue du temps qui passe. On distingue, posés au fond du ruisseau, des portraits de figures historiques recouverts par le flot. L’artiste se serait inspiré des poèmes de l’écrivain chinois Su Dongpo. En montant, on aperçoit une sculpture faite de vieux objets diffusant le son comme des tournes disques, des radios, des magnetos-cassettes… Puis, séparés en « canto », des vidéos montrant des bancs de poissons, puis des bouts de vies notamment d’africains presque empêchés de finir leurs phrases comme cet homme qui attend le bus au beau milieu de l’Ecosse, ou encore le visage de Patrice Lumumba, premier ministre de la République Démocratique du Congo, assassiné en 1961. On peut s’interroger sur ce message de la vie avec ou sans eau et le bruit incessant et récurent des métronomes doit nous conduire à imaginer que, comme le disent les spécialistes, le compte à rebours a commencé !
Il serait fastidieux de vous décrire la trentaine de pavillons du Giardini. On peut vous signaler celui des Pays-Bas qui relate la violence humaine au Congo dans des sculptures en cacao. Coloré et vivant pour vous détendre un peu de tous ces faits politiques et revendicatifs, passez voir le pavillon du Venezuela avec ces totems chromatiques sorte de pantone de couleur proposé par Juvenal Ravelo. À mettre en rapport avec le pavillon des USA et ces grandes sculptures à taille humaine, décorées de perles multicolores, imaginées par Jeffrey Gibson et où sont gravés des dates mémorables comme « 1866 civil rigth act »… d’immenses panneaux tout aussi lumineux et colorés énonçant des vérités : « we are made by history ». Le film sur grand écran des danses indiennes vaut le détour. On notera d’ailleurs la présence notable de totems en tous genres comme dans le pavillon Libanais et de perles comme dans le pavillon du Canada qui s’est surpassé en la matière.
On parle peu – et à mon sens pas assez – des pavillons des hôtes de cette Biennale notamment le pavillon de la ville de Venise et ces deux magnifiques mappemondes avec les reflets des ombres des oiseaux qui les survolent. Les pièces imaginées par Franco Armino sont posées de chaque côté de la porte d’entrée où sont installés en face, un peu à la façon d’une saturation d’un Penone, des rouleaux de papiers peints marrons et noirs du sol au plafond. On peut aussi prendre son temps pour admirer les peintures de Vittorio Marella à la fois ces miniatures mais surtout ce couple allongé sur le sable. Cette huile sur toile de facture classique, nous attire par sa composition originale avec ces corps posés en bas, à gauche de la toile, laissant toute l’immensité au paysage. On passe assez vite sur la reconstitution de l’atelier du peintre Safet Zec tout en appréciant quelques-unes de ses peintures ici exposées.
De la même manière, dans l’Arsenal, poussez jusqu’au pavillon italien – gigantesque ! – où trône dans la première salle un petit Bodhisattva pensif, qui préfère la pensée à l’action, sur une interminable barre (drôle quand on pense que ce pavillon est mitoyen de celui de la Chine qui expose elle aussi quelques sculptures traditionnelles) mais, dans la seconde salle, on peut voir – et ils sont nombreux là aussi dans cette Biennale – un labyrinthe de tubes en inox qui monte jusqu’au plafond et s’étend sur toute la pièce et où sont entreposés des machines faisant penser à un orgue avec d’un côté la partition qui se déroule sous la pulsion d’une machine et de l’autre les tuyaux d’où sortent une mélodie composée par Caterina Barbieri et Kali Malone… On doit ne pas se tromper de chemin pour sortir de cet endroit qui donne vite le tournis. Due qui/To Hear présente une expérience acoustique et visuelle voulue par Massimo Bartolini.
Le pavillon de la France imaginé par Julien Creuzet est décevant et reste insignifiant, pas très raccord avec le sujet de cette Biennale avec ces hideuses sculptures recouvertes de cordages, de filet de levage marin, d’éléments organiques et déchets divers…
Dans le pavillon général, Adriano Pedrosa a rassemblé des œuvres qu’il serait périlleux de citer in extenso, mais on peut retenir la sculpture – installation introductive de l’égyptien Nil Yalter dans l’entrée où il y a écrit entre autres (et en français) : « c’est un dur métier que l’exil ». « Abstraction » de Nucleo Storico, aussi à l’entrée et dans les bassins de l’Arsenal avec ces néons lumineux où il est écrit en toutes les langues le titre générique de cette Biennale « Foreigners Everywhere ». On vous conseille aussi les grandes toiles noires posées à même le sol façon Lee Yufan de Maria Taniguchi, les peintures colorées et festives, façon Mandala, de Aycoobo (alias Wilson Rodriguez), les très belles toiles de Giulia Andreani dont certaines rappellent la tradition russe des femmes et hommes au travail manuel, ici la couture. On appréciera aussi les œuvres de Madge Gill. Jetez un coup d’oeil sur les toiles de Louis Fratino, classiques mais puissantes, que ce soit en grand format ou un médaillon. L’Haïtien Sénèque Obin est à suivre avec ses toiles colorées aux compositions naïves. Les pointillés bleus sur fond beige de Romany Eveleigh sont à regarder. Les éclatantes couleurs des œuvres d’Aloïse sont à ne pas rater pour leur douce candeur enfantine. Les signes cabalistiques façon antiques de Rubem Valentine sont à contempler avec leur géométrie à la Paul Klee. On ne peut pas ne pas penser non plus à Arp ou Brancusi en regardant les céramiques dorées de Victor Fosto Nyie même si leur insolence les classerait plus dans la famille d’un Jeff Koons. La série de photos, témoignages et textes de Pablo Delano « The museum of the old colony » sont bouleversantes et avant cette grande salle en face de l’entrée, regardez les émouvante photos de Miguel Angel Rojas.
Avec ça, vous n’aurez pas fait le tour des 88 pays présents. Il faudra vous rendre dans ces immenses salles de l’Arsenal pour y voir d’autres artistes dont nous retenons notamment Greta Schödl avec ces points dont certains rehaussés d’or sur fonds bleu, les peintures de l’australienne Marlène Gilson. On doit marquer un temps d’arrêt sur les photos sublimes du sud-africain Sabelo Mlangeni pour la première fois – et gageons que ce ne sera pas la dernière – exposé à la Biennale qui, à la manière d’une Nan Goldin, photographie avec humanité des travesties noires magnifiques. On devra porter une attention particulière à The Zoetrope, labyrinthe des images d’archives présentées sur écran intitulé « disobedience archive ». Les mosaïques moderne d’Omar Mismar touchent, particulièrement ces deux hommes s’embrassant sur la bouche. On est évidemment émus par ces constellations terrestres faites des cartes des chemins pris par les migrants de la marocaine Bouchra Khalili, une sorte de salle des cartes et des conflits. On peut d’ailleurs rapprocher ces œuvres de celles exposées dans le pavillon Maltais. La place laissée au corps et à la danse est notable dans cette édition et cette salle entièrement consacrée à cet art vaut qu’on s’y arrête.
En conclusion, il est étonnant que comment d’un pays à l’autre, d’un contexte à l’autre, des choses se recoupent, des processus se croisent et se répondent sans que les artistes ne se connaissent… Labyrinthe, totem décorés, chaînes, perles, messages politiques, revendicatifs mais aussi constats de droits chèrement acquis, autant de sujets qui traversent cette 60ème Biennale d’art de Venise, la bien nommée sérénissime !
Emmanuel Serafini
Image: John Akomfrah Listening All Night to the Rain à la Biennale arte de Venise 2024





















