RETOUR SUR AMSTERDAM ART WEEK 2025

Amsterdam Art Week 2025
La 13ᵉ édition d’Amsterdam Art Week vient de se conclure. Tandis que la Rijksakademie ouvrait ses portes pour ses traditionnels open studios, retour sur les temps forts d’une semaine qui coïncide avec la célébration du 750ᵉ anniversaire de la fondation de la ville.
Du côté des galeries
On referme une porte — en l’occurrence, celle mythique en forme d’écoutille maritime conçue par Atelier Van Lieshout — sur l’histoire de la galerie Fons Welters, qui ferme exactement 40 ans après son ouverture. Fortement ancrée localement, elle a joué un rôle de passeuse pour l’art conceptuel, performatif et même les « new impressionists ». L’exposition collective d’adieu avait des allures de testament affectif. Elle avait révélé, entre autres, Joep Van Lieshoutet son atelier éponyme, célèbre pour ses installations à mi-chemin entre fantasmes biomécaniques et humour corrosif. Dans son exposition SM, en 2002, des phallus géants et utérus hypertrophiés côtoyaient des instruments de torture sexuelle. Du brutal, du grotesque, sans fioritures. La fermeture de cette galerie n’est pas un simple fait divers : c’est une métaphore, un manque évident.
Chez Grimm, Arturo Kameya, artiste originaire de Lima et installé à Amsterdam, interroge les récits et les réalités de l’histoire péruvienne à travers une série de tableaux-objets. Résultat : une vision fragmentée faite d’images de faits divers, de paysages, de détails quotidiens – tout ce qui fait le monde. Son regard singulier passe aussi par sa facture picturale : on pense à Luc Tuymans, pour cette palette voilée, comme passée au chlore. Des images filtrées par un voile blanc – un déni de réalité ? En tout cas, une mise à distance. Cela produit un effet singulier sur ces images parfois violentes et absurdes, comme ces maisons détruites chaque année par les crues d’un fleuve, que les habitants reconstruisent inlassablement, malgré la certitude d’un nouveau désastre. Un travail qui aurait trouvé sa place dans l’exposition Dans le flou. Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours, actuellement présentée au Musée de l’Orangerie à Paris.
À la galerie Ron Mandos, Anthony Goicolea – connu pour ses autoportraits photographiques des années 2000 – revisite le portrait masculin à coups de tronçonneuse chromatique : couleurs discordantes (mauves sales, oranges cadavériques, jaunes maladifs), homoérotisme frontal, le tout saupoudré de références à Van Gogh et à Delft. Une palette dissonante pour des scènes qui dégagent la toxicité des pièges psychosexuels.
Chez Lumen Travo, Guillaume Bijl poursuit son exploration du monde comme supermarché de l’absurde. Faux intérieurs, vitrines grotesques, installations d’un goût douteux mais parfaitement assumé. Il parle lui-même de « fragments de réalité triviale », et son œuvre s’inscrit dans la lignée des ready-mades fin-de-siècle, quelque part entre Haim Steinbach et Jeff Koons, mais avec un regard plus mélancolique. Un miroir tendu à ceux qui méprisent toute affection pour les objets de souvenir : se libérer du jugement est une étape importante dans le chemin de l’acceptation.
Du côté des institutions
Au Rijksmuseum, en collaboration avec le SFMOMA, l’exposition American Photography propose une contre-histoire visuelle de l’Amérique du XXᵉ siècle à travers plus de 200 photographies issues d’archives vernaculaires, de fonds de presse, de collections amateurs ou d’artistes. Images trouvées, publicitaires, coloniales, racistes, triviales : un portrait sociologique de l’Amérique, entre documentation et propagande. On y voit un ancien esclave dont le dos lacéré glace le sang, des clichés familiaux, de mariages ou de morts transformés en objets de dévotion, des drag queens, des mendiants, la foule regardant passer le train transportant le corps de JFK le 8 juin 1968, des mutilés de guerre, des publicités pour Tupperware, des passagers endormis dans le métro… Tout un monde d’images brutes, réappropriées, révélant le pouvoir de la photographie dans la construction d’un récit collectif.
À l’Oude Kerk, Kimsooja décline une nouvelle variation de sa série To Breathe – Mokum, transformant l’église en promenade contemplative. Le titre de l’exposition fait référence au mot yiddish « mokum », qui signifie « ville » ou « refuge » – un nom que les migrants juifs ont donné à la ville d’Amsterdam lorsqu’ils y ont trouvé un foyer. L’espace sacré, puissant en lui-même, conduit déjà à la sérénité. L’artiste y installe ses classiques : films irisés sur les vitraux, baluchons de tissus, morceaux de linge suspendus évoquant l’histoire coloniale textile. Poétique, certes, mais ce geste tend à tourner à la routine décorative.
À l’occasion des 80 ans de la libération des Pays-Bas, Foam présente The Underground Camera, consacrée aux photographes clandestins ayant documenté les derniers mois de l’occupation allemande. Leurs images, prises durant l’hiver de la faim (1944-1945), offrent un témoignage rare sur la vie quotidienne à Amsterdam sous l’occupation nazie. Cette exposition s’inscrit dans le cycle The Camera as a Weapon, qui interroge ce que peut la photographie dans un monde en guerre. Depuis 2021, les archives du CABR (Centraal Archief Bijzondere Rechtspleging), qui recensent plus de 300 000 dossiers de collaborateurs présumés, sont accessibles au public. L’UNESCO a récemment inscrit The Underground Camera au registre néerlandais Mémoire du monde, première reconnaissance de ce type pour un projet photographique.
Enfin, l’exposition Where Have All the Flowers Gone d’Anselm Kiefer est présentée simultanément au Musée Van Goghet au Stedelijk Museum. Au Musée Van Gogh, les œuvres du maître néerlandais – comme Champ de blé aux corbeaux(1890) – dialoguent avec celles de Kiefer, notamment The Crows (2019). Sont également exposés les dessins de jeunesse de Kiefer, réalisés en 1963 lorsqu’il visita tous les lieux liés à Van Gogh. Des œuvres récentes, comme De sterrennacht (2019), revisitent les motifs van Goghien avec des matériaux tels que la paille et la feuille d’or. Au Stedelijk, l’exposition se concentre sur les thèmes chers à Kiefer : mémoire, guerre, renouveau. L’installation monumentale Where Have All the Flowers Gone, longue de 24 mètres, occupe l’escalier principal : feuilles d’or, uniformes militaires, pétales de roses séchés — en écho à la chanson pacifiste de Pete Seeger, immortalisée par Marlène Dietrich en 1962. Dans le livre d’or on peut lire : « Kiefer version 2025, c’est un peu Wagner rencontrant Versace. »
Au Museum van de Geest, l’exposition « Animal Therapy » montre comment l’humain a humanisé l’animal tout en animalisant l’humain. Parmi les œuvres présentées, une pépite : Louis Wain, célèbre pour ses dessins de chats. Sa palette diapréé et ses compositions hallucinées ravivent en nous une joie primitive, à la fois euphorisante et dérangeante. Il y a du Cheshire Cat, du Beatrix Potter, du Disney de la première époque – mais aussi, dans leur intensité visuelle, l’incandescence d’un Charles Burchfield. Dès les années 1890, ses félins, habillés, debout, souriant à outrance, envahissent les publications anglaises. Ils fument, jouent aux cartes, vont au théâtre et singent jusqu’à la caricature les mœurs d’une bourgeoisie édouardienne à la fois grotesque et raffinée. En 1924, Louis Wain est interné pour schizophrénie, passant de clinique en clinique jusqu’à sa mort. Il entre dans une phase hallucinatoire où ses chats deviennent des vortex, des formes pures, des champs de forces où le motif explose, se dilue, se spiritualise. Les « chats kaléidoscopiques » comptent parmi les images les plus radicales produites dans l’Angleterre du XXe siècle. Ils annoncent à la fois l’art psychédélique des années 1960, les explorations formelles proches de l’Op Art, et des recherches synesthésiques menées par Kandinsky, Aloïse Corbaz ou Adolf Wölfli. On a vite fait d’étiqueter l’univers de Wain de mièvrerie ou de simplisme enfantin. Mais peut-être faut-il y simplement se laisser aller à sa puissance d’évocation – qui touche au fantasme et au refoulé.
Timothée Chaillou
| 1985-2025 | Galerie Fons Welters | Jusq’au 25 juillet 2025 |
| Arturo Kameya, The moon wanted to be the sun, but it was too late to change | Galerie Grimm | Jusqu’au 15 juin 2025 |
| Anthony Goicolea, It Won’t Always be the Same Again | Galerie Ron Mandos | Jusqu’au 29 juin 2025 |
| Guillaume Bijl, Recente Sorry’s | Galerie Lumen Travo | Jusqu’au 30 juin 2025 |
| American Photography | Rijksmuseum | Jusqu’au 1ᵉʳ septembre 2025 |
| KimSooja, To Breathe – Mokum | Oude Kerk | Jusqu’au 8 septembre 2025 |
| The Underground Camera | Foam | Jusqu’au 25 août 2025 |
| Anselm Kiefer, Where Have All the Flowers Gone | Musée Van Gogh et Stedelijk Museum | Jusqu’au 18 août 2025 (dans les deux lieux) |
| Animal Therapy | Museum van de Geest | Jusqu’au 31 aout 2025 |
Image: Anselm Kiefer, Beilzeit – Wolfzeit,┬á2019. Courtesy of the artist and Gagosian Gallery. Photo Michael Floor





















