CHOREGIES D’ORANGE : UN « TROVATORE » D’ANTHOLOGIE AU THEÂTRE ANTIQUE

CHOREGIES D’ORANGE 2025. « IL TROVATORE » (Le Trouvère) – Opéra de Giuseppe Verdi créé à Rome le 19 janvier 1853 – Livret de Salvatore Cammarano d’après Antonio Garcia Gutiérrez – Direction musicale : Jader Bignamini – Opéra en version concert donné le 6 juillet 2025 dans le Théâtre antique.

En attendant la reprise des mises en scène d’opéras aux Chorégies d’Orange promises par Jean-Louis Grinda – a priori dès 2026 – le programme lyrique de cette saison propose deux opéras de Verdi en version concert, ou en version semi-scénique devrait-on dire : « Il Trovatore » et « La Forza del destino ». Deux opéras récurrents dans le programme des Chorégies et particulièrement adaptés à l’ampleur et la majesté du lieu.

Si le livret du Trouvère a toujours été considéré comme complexe et peu crédible, il semble qu’il fût servi comme sur un plateau à Verdi pour lui permettre de faire feu de tout bois et de libérer toute son énergie créatrice dans ce drame de grand romantisme. Un livret qui met les personnages en situations extrêmes, qui exalte les passions et qui aborde les émotions et les sentiments les plus forts et les plus violents de l’âme humaine : l’amour passionnel, la jalousie, la haine, la colère, la vengeance, tout cela sur un fond d’histoire d’amour, de rivalité amoureuse et de malédiction bohémienne.

Ce soir-là, après une journée caniculaire écrasante, un ciel menaçant et un vent d’orage inquiétant, c’est par une magnifique soirée d’été et dans une fraîcheur bienvenue que ce célèbre opéra retrouve la scène du théâtre antique. Des conditions idéales pour mettre en valeur toute la richesse de cette partition, ce déferlement musical d’airs, de duos, de trios et de grands chœurs qui sont gravés dans la tête de tous les amateurs.

La version de l’opéra proposée ici va plus loin qu’une simple version de concert. L’orchestre est dans la fosse et les personnages sont mis en situation sur scène, certes avec sobriété, et font appel à tous leurs talents d’acteurs. Les personnages masculins et les choristes sont vêtus de noir et les personnages féminins apparaissent dans des robes flamboyantes. L’éclairage est recherché et des projections sur le fameux mur évoquent les lieux de l’action : un château médiéval, un campement militaire, un cloître, une geôle…

L’ensemble est épuré et va à l’essentiel, libéré de décors parfois pesants et des excès scéniques que l’on peut trouver dans certaines mises en scène. Seules les voix et la musique sont là, c’est-à-dire l’essence même de l’opéra. L’expression corporelle est sobre mais évoque avec finesse et élégance les situations et les sentiments des personnages. Des personnages qui s’emparent de cet immense espace par leur présence et leur talent.

Toscanini disait paraît-il que pour réussir le Trouvère il suffit de réunir les quatre meilleurs chanteurs du monde. Si cette affirmation est un brin taquine et réductrice elle n’est pas loin de la vérité et elle a sans doute été un fil conducteur dans la distribution de ce soir tant le plateau est prestigieux et tant l’interprétation a atteint nos rêves d’idéal.

En guise d’ouverture, c’est la narration de Ferrando aux hommes d’armes de la rivalité amoureuse qui oppose le Comte de Luna au Trouvère et de cette sombre histoire selon laquelle une vieille bohémienne aurait jeté une malédiction sur le fils du Comte, ce qui lui valut le bûcher. C’est par vengeance que la fille de la bohémienne aurait jeté au bûcher le fils du Comte. Une histoire d’autant plus abominable que l’on apprendra plus tard que cette bohémienne, Azucena, a jeté par erreur son propre fils au bûcher. Cette narration qui met en situation les personnages est interprétée avec brio par la basse russe Grigory Shkarupa. La voix est claire, assurée, et traduit cette tension dramatique et ce sentiment de vengeance qui règnent sur le comté.

Dans ce couple mythique de l’opéra que constituent Leonora et Manrico nous retrouvons avec bonheur Anna Netrebko et Yusif Eyvazov, au plus haut niveau de leur art, qui nous avaient émerveillés lors du mémorable Gala Verdi donné aux Chorégies 2023.

Anna Netrebko maîtrise le rôle à la perfection avec une aisance étonnante dans tous les registres. Les aigus sont aériens, les graves assurés et profonds, les vocalises limpides et le vibrato raffiné. Toutes les nuances du rôle, de l’amour passionnel à la douleur intériorisée sont rendues à la perfection tant par cette voix céleste que par sa gestuelle, expressive et raffinée. C’est une diva qui prend possession de la scène, flamboyante dans son ample robe verte et tragédienne dans sa robe bleu-nuit lors du dénouement fatal. Une interprétation d’anthologie !

Yusif Eyvazov dans le rôle de Manrico, le Trouvère, se révèle être le partenaire idéal. La voix est claire nuancée et assurée. Tour à tour amoureux tendre et passionné et guerrier vindicatif. Avec une fougue étonnante, il triomphe dans l’air célèbre « Di quella pira » et arrête le temps dans le dernier « All’armi » en tenant la note au-delà du possible. Le bis réclamé par un public enthousiaste ne sera malheureusement pas accordé.

Le rôle du Comte de Luna est interprété par le baryton russe Aleksei Isaev avec une belle présence physique et vocale. Tour à tour amoureux passionné, jaloux, avide de vengeance, il traduit à merveille les sentiments complexes de ce personnage sombre et tourmenté. Le fameux trio « Tace la notte ! » interprété avec ses deux partenaires transmet toute la force et l’aspect dramatique de la scène et constitue l’un des points d’orgue de la soirée.

C’est la contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux – qui avait interprété une Carmen remarquable lors des Chorégies 2023 – qui incarne Azucena, la fille de la bohémienne victime du bûcher. Elle apporte beaucoup d’émotion à ce personnage mystérieux et complexe, avide de vengeance au point de se réjouir de la mise au bûcher de son fils adoptif.

Les autres rôles sont parfaitement tenus par Claire de Monteil (Ines), Vincenzo di Nacera (Ruiz : un messager) et Stefano Arnauda (un vieux gitan). Le chœur enfin constitue un personnage à part entière de l’opéra. L’ensemble formé par les Chœurs des Chorégies et de l’Opéra Grand Avignon est parfaitement coordonné. Il donne toute sa puissance dans le célèbre chœur des bohémiens du premier acte.

Un autre point fort de cette soirée est sans conteste l’interprétation de cette riche partition de Verdi par l’Orchestre Philarmonique de Marseille placé sous la baguette du chef italien Jader Bignamini. La direction est précise, donne du relief aux percussions et aux cuivres, et, dans un bel équilibre, fait la part belle aux chanteurs.

Si le public des Chorégies pouvait ressentir une certaine déception par l’abandon cette année des mises en scène d’opéras, celle-ci aura été vite effacée par cette soirée remarquable et au plus haut niveau de l’art lyrique qui restera gravée dans les mémoires. Un Trouvère d’anthologie, sans aucun doute !

Jean-Louis Blanc

Distribution : Leonora : Anna Netrebko – Manrico : Yusif Eyvasov – Le Comte de Luna : Aleksei Isaev – Azucena : Marie-Nicole Lemieux

Photos C. Gromelle / Chorégies d’Orange

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