FESTIVAL D’AVIGNON. UN « SOULIER DE SATIN » PORTÉ AU FIRMAMENT DE LA COUR D’HONNEUR

79e FESTIVAL D’AVIGNON. « Le Soulier de satin » – Texte de Paul Claudel – Mise en scène : Eric Ruf, de la Comédie Française – Interprété par la Comédie-Française dans la Cour d’honneur du Palais des Papes – les 19, 20, 22, 23, 24 et 25 juillet à 22h00 – Durée : 8 h avec entractes.
« Le Soulier de satin », à l’instar du « Mahabharata », des pièces d’Ariane Mnouchkine et de quelques autres encore, fait partie des oeuvres mythiques du Festival d’Avignon. Festivalier de longue date, j’avais eu la chance d’obtenir un billet pour le spectacle éponyme d’Antoine Vitez, donné en 1987. Un spectacle interrompu ce soir-là par un orage subit d’une violence inouïe, qui avait provoqué une débandade épique dans la Cour d’Honneur. J’avais tout de même pu en voir une heure, mais c’était une heure d’émerveillement. Trente-huit ans après, c’est par cette belle nuit d’été, l’une de ces nuits qui font la magie de la Cour d’Honneur, que j’ai pu enfin mettre fin à cette frustration de la plus belle des manières.
Il est six heures du matin, le jour pointe, le ciel rosit. Pour les spectateurs ce n’est pas un jour qui commence, c’est une nuit qui s’achève. L’une de ces nuits fantastiques où la magie du théâtre opère. Quelques corps sont assoupis mais personne dans le public n’a quitté son poste, les yeux sont rivés sur la scène. Enfin les lumières s’éteignent, spontanément le public se lève et c’est une ovation immense qui envahit la Cour d’Honneur. La Comédie Française et son metteur en scène, Eric Ruf, viennent de nous offrir un spectacle qui fera date dans l’histoire du Festival.
Les yeux ensommeillés on a l’impression de revenir d’un long voyage. Un voyage épique à l’époque des conquistadors et des grandes découvertes en Espagne, en Afrique, en Amérique, dans la jungle. On navigue sur l’Atlantique et la Méditerranée. Un voyage qui s’étire sur vingt ans dans lequel on a rencontré une multitude de personnages et vécu un tas d’aventures. Comme dans un long périple, on mélange un peu tout mais on en garde des souvenirs marquants.
Le fil conducteur de cette histoire extraordinaire est cet amour impossible, interdit par la foi catholique, entre la jeune Dona Prouhèze, mariée au vieux gouverneur Don Pélage, et le capitaine Don Rodrigue. Se greffent sur cette histoire d’amour tourmentée les aventures de Dona Musica qui épouse le vice-roi de Naples et les manigances de Don Camille, qui finit par épouser Dona Prouhèze devenue veuve pour lui donner une fille qu’elle confiera à Don Rodrigue après sa mort. S’ajoutent également une galerie de personnages et d’évènements qui se croisent dans une intrigue foisonnante.
En début de spectacle, Claudel nous prévient par le biais de l’Annoncier qui nous explique dans quelle aventure nous nous embarquons : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau ». Au-delà de l’ironie, on comprend vite ce qu’il entend par là, ce qui importe ce sont les mots, la beauté et la poésie de la langue de Claudel, la richesse du propos et les émotions des personnages. Le langage étant toujours réducteur de la pensée, Claudel traduit celle-ci par petites touches, tel un impressionniste, afin d’en saisir toutes les nuances, souvent avec des redondances, mais des redondances qui enrichissent toujours le propos.
Le spectacle se déroule sur l’immense plateau nu de la Cour d’Honneur, sans décor, ce qui permet une grande liberté d’action. Ce sont les magnifiques costumes de Christian Lacroix qui font office de décors. Costumes fastueux, colorés, baroques, évocateurs de ce riche Siècle d’Or espagnol et toujours cohérents avec le profil des personnages.
Ce sont les acteurs avant tout qui sont mis en avant, au travers de magnifiques tableaux et d’éclairages recherchés. Des acteurs qui investissent toute la Cour d’Honneur, qui se mêlent au public, qui bondissent sur scène, dévalent des gradins, apparaissent aux fenêtres du Palais. Des acteurs qui prennent le texte de Claudel à bras-le-corps, qui nous livrent avec passion ce magnifique texte poétique avec une diction précise, appuyée.
Eric Ruf revendique sa volonté de créer avant tout un spectacle joyeux, mettant en avant l’humour et la comédie, voire la bouffonnerie, présents en permanence dans le texte de Claudel. Un texte dont la structure rappelle les pièces de Shakespeare dans lesquelles le drame côtoie la comédie et parfois s’y superpose. Malgré quelques longueurs, il en résulte un spectacle soutenu et vivant de bout en bout, qui tient en haleine jusqu’au petit matin.
Ce texte est porté à bout de bras avec un enthousiasme communicatif par dix-huit comédiens du Français accompagnés par quatre musiciens. La plupart d’entre eux interprètent plusieurs personnages, toujours crédibles. On est submergé par ce flot verbal qui nous fait passer par toutes les émotions, du rire aux larmes, et, comme après un long voyage, restent de beaux souvenirs, comme ce soulier de satin qui s’envole vers les étoiles dans une invocation de Dona Prouhèze à la Vierge. Une prière pour ralentir sa marche irrépressible vers Don Rodrigue, pour lutter contre le péché.
Une Dona Prouhèze interprétée par Marina Hands qui parait possédée par le rôle, tant dans son amour pour Don Rodrigue que par sa foi. Ses dialogues avec son ange gardien et ses adieux déchirants à Don Rodrigue qu’elle ne reverra plus sont particulièrement émouvants. Un Don Rodrigue incarné magistralement par Baptiste Chabauty, personnage complexe qui assure la continuité de l’action. Jeune capitaine fringant au début du spectacle il sombre dans la déchéance après une vie de désillusions, entouré de sa fille adoptive, Marie des Sept-Epées, fille de Dona Prouhèze et Don Camille, incarnée par la douce Suliane Brahim et porteuse d’espoir et de renouveau.
On doit citer également Christophe Montenez dans le rôle de Don Camille, pervers sans foi ni loi, redoutable en particulier dans ce long dialogue avec Don Rodrigue lorsqu’il est éconduit par Dona Prouhèze sous les remparts de Mogador.
Impossible de citer tous ces merveilleux comédiens qui ont su donner vie à tant de personnages. On doit évoquer toutefois Didier Sandre – acteur mythique du Festival et Don Rodrigue de Vitez en son temps – dans le rôle de Don Pélage, et Laurent Stocher qui incarne un Don Balthazar replet et autosatisfait dans cet inénarrable costume bouffant que seul Christian Lacroix pouvait imaginer.
Sans être une création inédite du Festival, ce « Soulier de satin » incontournable ne pouvait pas ne pas figurer dans le programme de cette édition. Le triomphe était annoncé et c’est effectivement un triomphe, un évènement majeur de ce Festival, qui restera longtemps dans la mémoire des spectateurs.
Jean-Louis Blanc

Photos C. Raynaud De Lage/ Festival d’Avignon





















