FESTIVAL D’AVIGNON. « TAIRE », CELUI QUI NE PARLE PAS

79e FESTIVAL D’AVIGNON. « Taire » – Texte et mise en scène de Tamara Al Saadi – La FabricA – les 21, 22 et 23 juillet à 13 h – Durée : 2 h.
Avant le lever de rideau et dès l’entrée dans la salle l’attention est attirée par une pancarte surmontant la scène sur laquelle on lit au travers d’une écriture maladroite et enfantine « enfant : infans en latin / celui qui ne parle pas ».
C’est ce silence de l’enfant, de l’adolescent, égaré dans un monde qu’il ne comprend pas mais qui veut dire tant de choses, que Tamara Al Saadi choisit de nous décliner au travers de deux histoires qui s’entrecroisent et se répondent : l’enfance d’Eden et l’histoire d’Antigone.
Eden est l’enfant du viol d’une mère défaillante qu’une bureaucratie tatillonne enlève de sa famille d’accueil dans laquelle tout se passait bien pour la traîner de familles d’accueil en foyers. C’est l’enfant de personne, transparente aux yeux de la société et de l’administration.
Antigone c’est l’enfant de l’inceste, de parents qu’on veut oublier. Fille d’Œdipe, lui-même enfant abandonné à la suite du terrible oracle de la Pythie. Antigone c’est celle qui ne comprend pas la guerre que se livre ses deux frères Etéocle et Polynice, qui ne comprend pas le diktat patriarcal de son oncle Créon. C’est celle qui s’oppose à la dictature et à l’ordre établi, qui cherche à retrouver un semblant d’humanité en offrant une sépulture à son frère Polynice.
Pour Tamara Al Saadi Antigone se tait, tout comme Eden. On se tait car il y une impossibilité de se faire entendre. Ces silences sont pesants mais on ressent toute la détresse et la colère de ces non-dits.
Le spectacle mène de front les deux destinées en alternant de manière judicieuse la tragédie antique et la vie chaotique d’Eden de l’enfance à l’adolescence.
Les scènes directement inspirées de la trilogie de Sophocle prennent des accents de tragédie grecque lors des dialogues entre Créon et Etéocle interprétés par deux femmes, les supplications d’Ismène, l’autorité et la cruauté de Créon et… le silence d’Antigone. Un silence oppressant, chargé de colère, qui défie ce pouvoir patriarcal absolu et qui réclame justice.
En parallèle nous partageons des moments de vie d’Eden, son arrachement à sa famille d’accueil, les harcèlements racistes qu’elle subit dans les foyers, sa rencontre avec un adolescent au cours de laquelle elle essaye d’être quelqu’un.
Tamara Al Saadi nous fait partager ces scènes dures et émouvantes au travers d’une scénographie raffinée et esthétique. Les décors constitués de plateformes, de panneaux ou de bancs sont fonctionnels et permettent de produire de belles images sur un fond noir, en clair-obscur ou en contre-jour. Des scènes entrecoupées par des intermèdes musicaux avec guitare électrique et percussions et par des chants du chœur en langue arabe particulièrement émouvants et nostalgiques. On retiendra surtout les bruitages créés sur scène avec des moyens relevant d’une imagination débordante : du papier froissé, un ballon de baudruche, un archer et bien d’autres trouvailles. Des bruitages qui apportent une touche de fantaisie et d’humour, qui contribuent avec finesse à créer les ambiances et à supporter l’action.
La pièce est portée par une troupe de douze comédiens motivés et du meilleur niveau. C’est une interprétation collective enlevée et sans fausse note tant dans les scènes intimistes que dans celles où toute cette violence et cette rancœur contenues se libèrent. On retiendra en particulier la performance de Chloé Monteiro, poignante et farouche dans le rôle d’Eden, dont la révolte intérieure et la soif de justice résonnent avec celles d’Antigone.
Tamara Al Saadi évoque d’une manière élégante, avec finesse mais non sans émotions, ce terrible sujet sociétal de l’enfance abandonnée au travers d’une mise en scène efficace et pleine de trouvailles, même si certaines scènes sont un peu caricaturales ou trop appuyées. Le parallèle entre Eden et Antigone qui se rejoignent à la fin du spectacle sonne juste et l’objectif est atteint. On sort de ce spectacle le cœur gros. Qu’y a-t-il de plus dramatique qu’une enfance perdue ?
Jean-Louis Blanc
Photo C. Raynaud De Lage





















