BIENNALE DE LA DANSE DE LYON : UNE 21e EDITION DENSE ET ECLECTIQUE

21ème Biennale de la danse de Lyon – 06 – 28/09 2027
Bien sûr, il y a la mise en bouche de cette 21ème biennale, inventée par Guy Darmet, dont la danse dans l’espace public est la marque de fabrique. On y retrouve d’ailleurs le brésilien Volmir Cordeiro et les percussions de Washington Timbó. Pour les Lyonnais qui la connaissent par cœur et passent devant sans plus la voir, ils ont complètement changé la vision qu’on avait du bassin central de l’avenue de la République.
Evidemment, il y a le défilé. Joyeux. Populaire. Inclusif, puisque tous les quartiers – et maintenant bien au-delà de Lyon – des amateurs, sous le haut patronage de chorégraphes aguerris, voire même devenus des spécialistes du genre, se préparent pour se donner en spectacle dans les rues de Lyon avec cette apothéose de la grande classe publique place Bellecour où des milliers – on peut le dire ! – de gens dansent ensemble. Placés entre une manif qui revendique de tout bloquer et une mobilisation syndicale, on peut dire que cela fait du bien d’être dans les rues, ensembles pour profiter, s’amuser, vivre, insouciants… Ces moments de communion populaire font la spécificité de cette biennale dirigée dorénavant par Tiago Guedes.
Mais, qu’on ne s’y trompe pas, derrière cette vitrine d’une danse dans la rue, l’équipe du festival a rassemblé 40 spectacles qui se jouent à Lyon et au-delà dans la région avec 24 créations, c’est dire l’ampleur de la tâche !
UNITED COLOR OF SALAMON
Parmi les spectacles présentés, on pouvait voir ou revoir The living monument de la chorégraphe d’origine hongroise Eszter Salamon. Elle a emmené les danseurs norvégiens de la Compagnie Carte Blanche dans une traversée de tableaux magnifiques et mémorables…
Avec cette pièce, elle poursuit la série « Monument », commencée il y a dix ans. Et autant le dire tout de suite, ce n’est pas la pièce la plus facile de la programmation, loin s’en faut, mais c’est sans doute la plus aboutie côté esthétique, plastique et d’images sur scène…
Cela commence dans le noir, avec des drapés qui tombent des ceintres. Ils se répandent sur scène, d’un noir profond, d’une épaisseur à la manière d’une toile de Pierre Soulage… Rugueux, complexe à percevoir, difficile à apprivoiser avec cet éclairage blanc, net et froid comme on peut en voir sans doute en Norvège…
Ce qui frappe, outre la lenteur des mouvements et des gestes un peu à la Myriam Gourfink, entre butô et statuaire mobile, c’est qu’on ne voit – et on ne verra ! – jamais un seul visage ; ce qui outre de ne pas permettre un seul moment d’empathie avec l’effort des danseurs – tous subjuguant pourtant dans la concentration – mais qui de leur aveu même lors du bord de scène organisé à la fin du spectacle – ne leur permet pas de modifier le rythme, l’endroit même où ils sont ou doivent aller puisque eux-mêmes ne voient quasiment rien…
Après ce noir, les 14 danseurs vont traverser de nombreuses autres couleurs. Par la magie des costumes – surtout ! saluons le travail imaginatif, sans égal de Laura Garnier pour cette invention de vêtements, coiffes, robes, pantalons, jupes fendues, sur-robes, accessoires, brillants ou mats – car, sans elle, la pièce serait vraiment difficile à regarder même si, évidemment, le travail de James Brandily le scénographe et des Silje Grimstad apporte aussi son lot de cohérence visuelle et sonore (Leif Herland, remarquable pour nous plonger dans un univers entre la fin du monde et le début du prochain !).
Donc, pas de visage auquel se raccrocher. Pas de signe de connivence ni avec ni entre les danseurs. Une installation de corps qui durent jusqu’à l’écœurement mais, du rouge au jaune en passant par blanc en croisant des objets étranges, signifiés par des corps de formes improbables qui, tout d’un coup, poilues ou ventrues, bougent et s’emparent de la scène.
On pense aux sculptures de Joseph Beuys. On pense à l’univers de Gerhard Richter. La pièce finit dans un blanc éclatant, une sorte de Ying et Yang… Les chants a capella installent un climat étrange… Les rideaux échappent vers les cintres, sortent portés par des techniciens sur les côtés et une autre image prend le dessus, s’installe… Les figurines blanches, a peine en mouvement, font penser aux statues de papier de soie de Claudine Drai… A la fin, à la toute fin, au moment où l’on s’habituait presque, on voit les visages des danseurs qui quittent leurs masques et nous quittent… Une pièce qui n’est pas à mettre dans tous les regards mais qui laisse des traces.
QUI EST EN NOUS
La programmation est ainsi faite que, le lendemain même de cette pièce très introspective d’ Eszter Salamon était présentée Eu não sou só eu em mim, le spectacle d’Alejandro Ahmed, qui dirige le Grupo Cena 11 venu du Brésil, dans le cadre de la Saison du Brésil en France. Et si l’énergie de la pièce est diamétralement opposée à The living monument, il y a tout de même quelques passerelles entre les deux…
Dans Je ne suis pas seulement seule en moi – traduction en français du titre de la pièce – la question de l’identité est posée et donc, si aucun visage ne transparait dans The living monument ici, ils sont montrés jusqu’au gros plan et au morphing qui vient troubler le regard et la perception des êtres sur scène…
Au début, trois écrans géants sont posés sur des roulettes, à équidistance l’un de l’autre, sur scène… Ils diffusent la captation d’une installation en mouvement assez archaïque visible à cour : une pierre sur un tour avec une sorte de diamant qui vient reproduire le son comme sur les anciennes platines de nos chaines hifi.
Le sol est sombre et les lumières blanches, presque aveuglantes. Il y a des croix blanches fluos qui serviront plus tard mais qui sont là, réfléchissant puissamment la lumière. Les danseurs entrent petit à petit jusqu’à se trouver une dizaine sur scène et font des mouvements très engagés physiquement, répartis sur toute la scène. Et ce sont des comptes, des tours. Il y a une atmosphère comme dans To da bone de la compagnie La horde avec cette même nécessité, ce même engagement. Un mouvement hypnotique.
Ils sont en ligne à la face. Ils poussent des cris tribaux. Ils nous plongent dans le silence. On reste stupéfaits de tant d’audace. Les nouvelles technologies s’emparent de la pièce. Les téléphones portables témoignent des visages, des états… Ils sont reproduits sur les écrans, modifiés. La musique live ajoute au rythme déjà saturé de la pièce. Des sarbacanes lancent des flèches dans les croix blanches et décuple le son…
« Je ne suis pas celui qui danse seul sous la lune » lit-on sur le mur du lointain et, effectivement, ces danseurs sont bien plus dans leur engagement, leur différence… Comme dans The living monument, le blanc surgis, resplendissant, comme aveuglant. Sweat à capuche et pantalon, les corps sont projetés vers le sol puis se redressent c’est envoutant. Ça dure une heure, c’est un uppercut, une sensation qui ne vous lâche pas..
FACTORY
Décidément, les tissus unis et les drapés sont à l’honneur de cette 21ème Biennale puisque la chorégraphe belge flamande Miet Warlop poursuit les expérimentations avec ces matières dans sa nouvelle création Inhale Delirium Exhale, une pièce pour six danseurs, qui sont autant de manutentionnaires de cette industrie…
Riche idée d’ailleurs de programmer cette pièce dans la capitale de soyeux en partenariat avec la maison Hermes qui a fourni tous les tissus…
On a particulièrement remarqué – pour ne pas dire découvert – Miet Warlop lorsqu’elle a présenté avec sa complice Irene Wool Histoire(s) du Théâtre IV : One Song au Festival d’Avignon en 2022. Et on l’attendait grandement avec sa nouvelle création…
Le sextuor commence par un duo touchant d’un couple de danseurs qui arrive à l’avant-scène, bombers noir, short noir et des petites mains dépassant du blouson. Ils se mettent à genoux et jouent à se frapper dans les mains qui, étant en plâtre, finissent par se casser, se briser, signifiant sans doute la grande fragilité de notre monde, son côté éphémère.
En courant avec le tapis contenant les restes de ce plâtre détruit, ils ouvrent la porte à un bal de tissus qui va rythmer toute la pièce. S’il faut retenir une chose c’est la place des machines qui rythment notre monde et les cintres du théâtre ne sont pas exclus puisqu’ils sont les acteurs essentiels de cette pièce.
Un rideau bleu, long et soyeux tombe des cintres. Un bruit sourd comme si une porte allait être défoncée sature la salle, un amas de corps se rue dans la masse du tissu et, comme chez Ezter Salamon, laisse apparaître une forme mystérieuse, en plein mouvement. Les jeux d’apparitions et de disparitions rapides sont la source de la réussite du spectacle. Une hésitation et le mystère est rompu.
Si le rythme du passage des tissus et leur enroulement lassent un peu, la maitrise des danseurs, leur énergie à faire en sorte que tout arrive à point nommé est à saluer…
La vague bleue façon ressac de la mer est une des plus belles images du spectacle et il n’y a pas que les ventilateurs géants pour faire bruisser le tissu. Les perches manipulées par les danseurs provoquent aussi de belles images… Bref, une pièce qui se laisse regarder mais sans lever les passions.
JUMP !
La biennale se sont les créations, les nouveautés, mais c’est aussi le répertoire et la possibilité de reprise(s) de pièce(s) d’artistes passés sous les radars à l’époque et qui sont maintenant en pleine lumière et dans la maitrise de leur art. C’est le cas du chorégraphe Jan Martens qui présentait une reprise d’une de ses première pièce The dog days are over, créée en 2014 et auquel le chorégraphe a ajouté le sigle « 2.0 » pour signifier la mise à jour, comme un logiciel informatique qui remettrait les pendules à l’heure car, il faut le dire, la pièce repose sur les mêmes fondamentaux que sa matrice, c’est juste les danseurs qui ont changé – et on le comprend vue la performance et l’engagement physique que cela demande…
Le sol est fait de tapis noirs sur lesquels sont posées des croix blanches comme sur un lino de salle de sport. Les huit danseurs, en tenus de sport, les hommes torses nus, d’aucun avec de longues chaussettes, d’autres sans. Ils sont appuyés sur le mur du lointain. Ils s’avancent, se chaussent et esquissent une petite flexion du genou ou du pied, imperceptible et puis ça commence, comme le font ces lapins mécaniques d’une fameuse pub pour une marque de pile, ils ne s’arrêteront plus. Ils sauteront tellement haut, tellement fort, tellement longtemps, dans tous les axes possibles de la scène, de face, en rond, de trois quarts… qu’une impression de tournis saisi le spectateur.
On se laisse aller à bouger le pied sur son fauteuil. On est, comme le disait le chercheur en danse Hubert Godard, dans une « contagion gravitaire ». On pense aussi à FOLK-S d’Alessandro Sciarroni avec cette même recherche de l’épuisement du danseur mais où l’Italien prenait appuis sur les danses folkloriques. Là, le Belge impose une facture plus contemporaine, avec, finalement, des gestes usuels mais les deux gravitent entre art, divertissement et tradition… Le saut devient un moyen de se déplacer en groupe comme un nouveau moyen de locomotion. Ces sauts épuisants sont aussi une manière d’épreuve, de résistance très commune à l’époque où il faut se dépasser sans cesse, aller au-delà de ses forces et il n’y a qu’à voir le succès de salles de body pump ou pire de cross fit dans le monde pour comprendre que les deux chorégraphes ne font que reproduire cette quête sur un plateau, la poésie en plus…
FLASBACK
La direction de la Biennale de danse de Lyon a invité de Dresden Frankfurt Dance Company en pensant que la conjugaison du talent de William Forsythe et de Ioannis Mandafounis nous ferait passer une bonne soirée… hélas, on est loin du compte. Confier une nouvelle création à l’immense chorégraphe William Forsythe est toujours un espoir d’une pièce aussi forte que celles qui l’ont fait connaître dans le monde. Avec Undertainment, créé spécialement pour la compagnie allemande qui la danse à la Biennale, on est plutôt dans une forme chichiteuse, non pas simplissime, mais simpliste et après nous avoir plongé dans un bain de modernité et d’avant-garde (bienvenue !) on a l’impression d’un inexplicable flashback avec une danse faite de sautillements, de petites arabesques cassées… Les 14 danseurs de la compagnie manquent un peu de précision. Ce ne sont pas les onomatopées lancées à haute voix qui vont renforcer la pièce qui se traine en petits sauts de gazelles effarouchées… Peut-être que la séquence avec la respiration, de cet air qui manque, qu’on garde en soi pour survivre, pose la question du langage des émotions, et encore… Cette danse très écrite, très graphique dans l’espace, faite de mouvements de bras et de fentes, est aussi ennuyeuse qu’austère, aride et trop mathématique pour soulever l’émotion qu’on espère, donnant à voir une chorégraphie très convenue qui manque un peu de souffle.
On n’a pas été non plus ni subjugué ni convaincu par la présentation par le directeur du Ballet Ioannis Mandafounis qui, sur une musique de Gabriel Fauré et des poèmes de Osip Mandelstam, présentait Lisa… A jardin un piano à queue, à cour une pente sombre. Une danseuse cachée derrière surgit et prononce un poème. Commence un duo, là aussi très formel et très sage, dans des costumes d’époque post proustienne… La pièce n’est pas « une folle journée radieuse » mais bien ennuyeuse, sans charme… La compagnie semble débiter de la danse au kilomètre, donnant à penser qu’il fallait faire cet exercice, mais sans passion remarquable…
La Biennale se terminera le 28 septembre. Avant cela, on pourra y voir la nouvelle création de Yuval Pick qui dialogue avec Bach, d’Idio Chichava qui, venu du Mozambique, apporte son univers dans Vagabundus, la rwandaise Dorothée Munyaneza présentera sa nouvelle création Version(s), les Brésiliens Luiz de Abreu et Calixto Neto proposeront une recréation de O sambado crioulo doido, Leïla Ka y présentera Maldonne, Filipe Lourenço – qu’on vous recommande ! – Cheb et la biennale finira en apothéose avec le retour de Philippe Decouflé qui présentera Entre-temps, le meilleur moyen de finir en beauté ce temps fort international consacré à la danse à Lyon.
Emmanuel Serafini







Images : 1- Jan Martens « The dog days are over » 2- Eszter Salamon « The living monument » 3- Leila Ka » Maldonne » 4- Alejandro Ahmed « Eu não sou só eu em mim » 5- Miet Warlop « Inhale Delirium Exhale » 6- Dorothée Munyaneza « Version(s) » 7- Filipe Lourenço « Cheb » 8- Yuval Pick « Into the silence » – Copyright les artistes / Biennale de Lyon 2025





















