« AVIGNON, UNE ECOLE », FANNY DE CHAILLÉ REVISITE L’HISTOIRE DU FESTIVAL À SA FAÇON : JUBILATOIRE !

« Avignon, une école » – Fanny de Chaillé – Chaillot Théâtre National de la Danse – Du 5 au 8 novembre 2025
Avignon : quelle école !
Fanny De Chaillé persiste dans son expérimentation avec les jeunes élèves et après « Chœur », c’est avec ceux de la 3ème année de l’Ecole d’acteurs de la Manufacture de Lausanne qu’elle est allée chercher les corps pour incarner une histoire du Festival d’Avignon à sa façon, c’est à dire à la fois extrêmement juste dans les faits et la chronologie, extrêmement utile pour l’Histoire et donc l’actualité.
La force de ce travail vient du fait que Fanny de Chaillé invente un « théâtre documentaire du présent », c’est à dire qui semble si ancré dans notre actualité, qui nous concerne tant dans son approche et son développement qu’on ne peut qu’être touchés et solidaires du résultat qui est de salubrité publique…
Fanny de Chaillé est une adepte de l’arte povera. Sur le sol en terre battue du Cloître des Célestins, on distingue à jardin une rangée de bancs, contre le platane, un synthé. A cour, d’autres bancs, alignés eux aussi de la face au lointain… Devant, toujours à cour, un banc, deux micros sur pieds. Deux jeunes femmes assises dessus, les mains posées sur leurs genoux, les bras formant un angle droit comptent en anglais… Les autres interprètes entrent et c’est sur « Einstein on the Beach » du metteur en scène Bob Wilson et sur la musique de Philip Glass que commence le spectacle mémoire sur ce festival bientôt centenaire…
Fanny de Chaillé prend aussi la chose très au sérieux et pour bien inculquer à ces jeunes étudiantes et étudiants suisses en art dramatique, elle reprend la chronologie : « l’histoire de Tobie et Sara » de Paul Claudel reprend sa place et c’est vrai qu’on l’évoque peu. Vient ensuite le mythique « Prince de Hombourg » de Kleist avec Gérard Philipe mais aussi tout ce qui fera le théâtre – et parfois le cinéma – avec, dès 1951, des noms comme : Michel Bouquet, Maria Casarès, Jeanne Moreau, Sylvia Monfort, Jean Négroni, Robert Hirsch ou Charles Dener…
Au début de cette énumération, Fanny de Chaillé intervient façon flip book en arrimant bien son propos à l’Histoire de manière à faire non seulement pédagogie sur le plateau mais, un peu à la manière des « récits des épisodes précédents » dans les séries, pour que tout le monde ait le même bagage en sortant de cette salle, après le spectacle.
On voit donc défiler « Terrasse de Midi » de Maurice Clavel avec Jeanne Moreau, « La mort de Danton », « Macbeth », « le Cid », « Richard III »… Fanny de Chaillé, habile, fait dire les textes clés par des comédiens au micro et fait jouer en voix off par d’autres sur scène ce qui pose assez bien la question de l’interprétation et du travail du comédien : d’un côté le corps et de l’autre la voix. Elle ajoute à cela le témoignage des spectateurs, voire des critiques, les deux autres ingrédients du théâtre, son écosystème, tout ce qui lui permet de vivre et de faire vivre cette expérience. « Pendant des mois nous en avons parlé » dit un spectateur au micro qui n’a pas tout compris du spectacle qu’il a vu mais qui sera à tout jamais marqué par « un spectacle dans la cour d’honneur du Palais des Papes de sa ville ». Impact.
Une fois le chapitre « histoire ancienne » ouvert, logiquement, la metteuse en scène passe à la vitesse de la modernité avec Béjart et la « messe pour un temps présent » musique iconique de Pierre Henry… On approche de la révolution de 1968 où le Living Theater fait son entrée. Les guerres du Vietnam, d’Algérie impactent les créations et donc le festival. En même temps, la question de la démocratisation culturelle agite aussi les réflexions. « Quel est le rôle des théâtres dans une société où il n’y a pas de droit au logement ». L’Abbé Pierre n’est pas loin… « Je ne sais pas comment arrêter la guerre », les pacifistes non plus… Julian Beck propose une solution : le théâtre est dans la rue… Il est prié de partir du Festival. Nouvel accroc dans le projet initial. Vilar sera toujours comptable de ces ratés aux yeux de l’Histoire…
Ça défile mais ça s’arrête sur les grandes figures comme Vassiliev qui arrive sur la scène. Ses amis russes décrivent le festival comme « un parlement du théâtre », une nouvelle utopie… Et c’est le moment que choisit la metteuse en scène pour rappeler la présence de figures contestées comme Jan Fabre ou Rodrigo Garcia qui (mimera ?) sodomisera des lapins sur la scène… Où les intermittents obligent le directeur d’alors à annuler le Festival (2003). Douloureux. Où les AG sans fin accouchent de slogans et s’interrogent sur une société qui ne se donne pas les moyens « de subventionner un contre-pouvoir » à travers la culture et le théâtre… Puis vient le temps de « Médée » et de Huppert, de Rébecca Chaillon et de sa « Carte noire », mémorable.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, dans cette historiographie du Festival, rien n’est pompeux ni même rébarbatif – ce n’est pas un cours ! – c’est vivant, drôle et pour preuve cette scène du grand remplacement Suisse, auto-dérision glissée là par les étudiants, ni dupes ni sauts, qui annoncent la relève d’une nation qui a fourni de si grands acteurs (ils en citent trois, avec peine) et de grands metteurs en scène (deux tout au plus : Milo Rau et Christophe Marthaler, tout de même…), le tout avec un humour juste. Saluons aussi à ce stade tout cette jeune distribution vraiment géniale, vive, drôle, juste, en état de faire troupe et donc théâtre.
Et finalement, la Manufacture étant un établissement d’enseignement on pourrait dire que pour ces élèves, Avignon : quelle école ! quel rôle dans la société, point de départ ou point d’orgue des avant-gardes, des expériences – ratées ou décisives – et comme le dit un manifestant dans ces AG fleuve de 2003 : « comédien, ce n’est pas un métier de merde, c’est jubilatoire », comme ce spectacle !
Emmanuel Serafini
Vu à Avignon en juillet 2024

Photos Marc Domage





















