INTERVIEW : ANNE NGUYEN, CHORÉGRAPHE DE LA COMPAGNIE PAR TERRE

INTERVIEW : Anne Nguyen, chorégraphe de La Compagnie Par Terre Dernière création : « Witch Hunting » (2025) en tournée à partir du 14 novembre (La Rochelle).

« LA DANSE, C’EST L’ÉCHO DE CE QUI SE PASSE » 

La dernière fois qu’on s’est croisés avec Anne Nguyen, c’était l’été dernier, dans la cour du théâtre de la Parenthèse d’Avignon où elle présentait un extrait de sa pièce [Superstrat[, dans la cadre du programme la Belle Seine Saint Denis. Depuis Racine carrée, la pièce qui a fondé sa compagnie en 2005, il s’est passé vingt ans. Vingt ans où celle qui ne se destinait pas à chorégraphier a tracé sa route… Rencontre avec une chorégraphe atypique qui vient de terminer Witch Hunting sa nouvelle création.

Des arts martiaux au break : une entrée tardive et solitaire dans la danse

Anne Nguyen : Au départ, je n’étais vraiment pas attirée par la danse. Adolescente, je faisais du foot, des arts martiaux, de la gym en compétition. J’aimais la performance, me dépasser, partager des choses avec les autres à travers le corps. Mais les boums, les soirées… je détestais ça. Pour moi, la danse, c’était un truc pour séduire, pour montrer ses formes. J’ai commencé très tard, toute seule dans ma chambre, en écoutant du rap sur les radios libres des années 90. Je notais les fréquences, j’achetais des magazines hip-hop à Châtelet, je faisais des mixtapes pour mes camarades. Mais je n’osais pas aller voir les danseurs au Forum des Halles. J’y passais, je jetais un œil, mais je ne savais pas comment m’intégrer.

Emmanuel Serafini : Et puis ? 

A.N : Tout a basculé à Montréal, en 1999. J’y suis partie en année d’échange. Là-bas, j’ai découvert la capoeira, et surtout, j’ai rencontré des filles qui faisaient du break. Avec elles, j’ai enfin osé danser. On s’entraînait ensemble, on allait dans des soirées underground où il y avait des DJs connus, des battles entre différents crews… C’est là que j’ai vraiment appris à danser, à me lâcher sur la musique, à entrer dans les cercles. Mon corps acrobatique m’a aidée à m’intégrer. Très vite, j’ai rejoint des groupes de break, comme Red Mask. On a fait des battles au Canada, aux États-Unis… À mon retour en France, j’ai enchaîné les groupes, les battles, les voyages.

De la scène underground aux battles internationaux : l’apprentissage par le terrain

A.N : En France, j’ai intégré des groupes comme Phase T puis Créteil Style / Def Dogz. On a participé à des battles en Europe, aux États-Unis, et même au Battle of the Year. J’ai jugé des compétitions, comme le Red Bull BC One à Johannesburg en 2007, j’ai voyagé un peu partout pour les battles… J’ai fait des battles en solo, en duo, en équipe. J’ai été repérée, j’ai gagné des titres, on me voit quelques secondes dans Planet B-Boy, le film de Benson Lee. Mais ce qui m’a vraiment marquée, c’est la culture des cercles, des soirées, des échanges. Le break, c’était une famille, une façon de se réapproprier son corps, son identité.

E.S. : Tu as aussi écrit sur la danse assez tôt… 

A.N : Lors d’un entrainement à Châtelet, je me suis cassé la cheville avec une mauvaise réception sur le sol en marbre. J’ai dû arrêter la danse pendant un moment, et c’est là que j’ai commencé à écrire, à réfléchir à ce que la danse représentait pour moi. J’ai écrit Le Manuel du guerrier de la ville, un recueil de poèmes sur le break, la résistance, la transgression. Faustin Linyekula, un chorégraphe congolais, m’a encouragée à en faire un solo. C’est comme ça qu’est né Racine carrée, en 2005.

La chorégraphie comme écriture du vivant : « Je ne suis pas prof de danse »

E.S : Tu ne te destinais pas à chorégraphier, pourtant tu as fondé la Compagnie par Terre… 

A.N : Exactement. Je ne voulais pas être chorégraphe, parce que dans certains gros battles, on nous demandait de faire des « chorés » pour plaire au jury. Moi, je détestais ça. Je ne voulais pas imposer mon style aux autres. Mais en aidant des amis à monter des spectacles, j’ai réalisé que chorégraphier, c’était raconter des histoires avec des corps qui ont quelque chose à dire. Je ne suis pas là pour formater les danseurs, mais pour créer du mouvement ensemble, pour mettre en lumière ce qu’ils portent.

E.S : Ta formation en physique et en maths influence-t-elle ton écriture ? 

A.N : Totalement. Dans PROMENADE OBLIGATOIRE, j’ai imaginé les danseurs comme des atomes, des électrons en réaction. J’ai écrit des « scripts » comme des bandes dessinées, avec des transformations, des catalyseurs… Les maths, c’est une recherche d’unité, de modèles universels. La danse, c’est pareil : trouver ce qui nous relie. Je m’inspire aussi de la linguistique, de la chimie, de ma propre histoire franco-vietnamienne.

Hip-hop, identité et réappropriation culturelle : « Le break aux JO, c’est une question hors sujet »

E.S : Avec l’entrée du break aux Jeux Olympiques, beaucoup débattent : « sport ou art ? » 

A.N : Pour moi, la question est hors sujet. Le hip-hop, c’est une culture, un écosystème de valeurs, de mémoire, de résistance. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer d’où vient cette culture : des danses africaines traditionnelles, de la diaspora, des banlieues, des jeunes qui se réapproprient leur territoire. Dans Witch Hunting, ma dernière création, je mets en scène le choc des cultures, la quête d’identité, la réappropriation des symboles nationaux. Les danseurs sont vêtus de bleu, blanc, rouge : c’est notre façon de nous réapproprier l’identité française, de dialoguer avec ce qui nous unit et ce qui nous divise.

E.S : Tu parles aussi des danses africaines, du krump… 

A.N : Oui, parce que le hip-hop ne vient pas de nulle part. Il est né de la créolisation de danses africaines traditionnelles, des spirituals, du gospel, du blues… Aujourd’hui, en France, les jeunes dansent sur de l’afrobeat, du coupé-décalé ; dans les banlieues ils font du krump. Dans Witch Hunting ma nouvelle création, il y a des danseurs traditionnels africains, des krumpers et poppeurs… Je veux montrer que la culture, c’est du dialogue, de l’appropriation, de la réinvention.

L’opéra et l’avenir : « Toujours plus de dialogue »

E.S : Après 20 ans, quelles sont tes perspectives

A.N : Je viens de co-créer un opéra, Les Pêcheurs de perles, avec Éric Perez. L’année prochaine, je mets en scène Le Retour d’Ulysse de Monteverdi, et crée un trio de break sur la musique de Chostakovitch. Je continue à mélanger hip-hop, danses africaines, musique classique… Mon rêve ? Que la danse reste un lieu de dialogue, de réconciliation, de mémoire. La danse, c’est l’écho de ce qui se passe. Et ça, ça ne changera jamais.

E.S : Un dernier mot ? 

A.S : La danse, c’est l’empathie, c’est se mettre en accord avec les autres. C’est l’harmonie entre les influences du passé et la richesse du moment présent. Après vingt ans, je continue à chercher l’unité dans la différence, à raconter des histoires avec des corps qui ont quelque chose à dire.

Propos recueillis par Emmanuel Serafini pour INFERNO


Danseuse, chorégraphe, auteure et metteuse en scène, Anne Nguyen a fondé la Compagnie par Terre en 2005, au sein de laquelle elle a créé une vingtaine de spectacles, des installations et court-métrages. Issue du monde des battles de break et influencée par des études scientifiques, elle associe les danses sociales urbaines à une écriture chorégraphique géométrique, déstructurée et épurée, qui exalte le pouvoir de l’abstraction. La Compagnie par Terre / Anne Nguyen a créé 19 spectacles de danse et de danse-théâtre depuis 2005, plusieurs installations interactives et deux court-métrages, « Épicentre » et « UNDERDOG CITY ». Plus de 750 représentations en France et à l’international depuis 2005, dont les festivals le Holland Festival à Amsterdam, le Festival Tanz im August à Berlin, le Festival Crossing The Line à New-York, le Festival OzAsia à Adélaïde, le Festival d’Avignon IN et OFF…

https://www.compagnieparterre.fr

_______________________________________________________________________________________________________________

En Tournée :
Witch Hunting Ven. 14 novembre 2025 (20h30) Rocher de Palmer, en coorganisation avec La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine Bordeaux • La Rochelle / Cenon (33)
Anne Nuyen : conférence Jeu. 20 novembre 2025 Maison de la Danse / Lyon (69)
Witch Hunting Ven. 21 novembre 2025 (19h) Centre culturel Houdremont / La Courneuve (93)
Épicentre Sam. 22 novembre 2025 Maison de la Danse / Lyon (69)
UNDERDOG CITY Sam. 22 novembre 2025 Maison de la Danse / Lyon (69)
[Superstrat[ Sam. 22 novembre 2025 (18h) La Cimade, une programmation de l’Opéra de Massy / Massy (91)
Matière(s) première(s) Mar. 25 novembre 2025 Festival Plein Phare IN, Le Phare CCN du Havre Normandie en hors-les-murs au Centre culturel Juliobona / Lillebonne (76)
Witch Hunting Ven. 28 novembre 2025 (20h) Théâtre Molière -> Sète scène nationale archipel de Thau / Sète (34)
[Superstrat[ Ven. 28 novembre 2025 (19h30) Festival Playground, hors-les-murs Théâtre des Bergeries / Noisy-le-Sec (93)
[Superstrat[ Mer. 3 décembre 2025 (10h et 14h30) Centre culturel Houdremont / La Courneuve (93) — scolaires
[Superstrat[ Jeu. 4 décembre 2025 (10h et 14h30) Centre culturel Houdremont / La Courneuve (93) — scolaires
[Superstrat[ Ven. 12 décembre 2025 (14h) Les Colonnes, hors-les-murs La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine Bordeaux • La Rochelle / Blanquefort (33) — scolaire
[Superstrat[ Ven. 12 décembre 2025 (20h30) Les Colonnes, hors-les-murs La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine Bordeaux • La Rochelle / Blanquefort (33)

Images: 1- Anne Nguyen, photo Patrick Berger – 2, 3, et 4- Spectacle « Witch Hunting », 2025, Photos Patrick  Berger – 5- spectacle [Superstrat[, 2025, photo Patrick Berger – 6- film « UNDERDOG CITY », 2024, video still, photo Richard Bord – 7- Anne Nguyen,  portrait, photo Philippe Gramard –  Toutes images copyright La Compagnie par terre / Anne Nguyen

 

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Opéra Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives