« IPHIGÉNIE EN TAURIDE » : WAJDI MOUAWAD EXHALTE TOUTE LA MODERNITÉ D’EURIPIDE

« Iphigénie en Tauride » – Opéra de Christoph Willibald Gluck, d’après Euripide – mise en scène Wajdi Mouawad – Tragédie lyrique en quatre actes – Livret de Nicolas-François Guillard – Direction musicale, Louis Langrée et Théotime Langlois de Swarte – Choeur: Les Eléments – Orchestre : Le Consort – Représentée pour la première fois à l’Académie royale de musique (Paris) le 18 mai 1779 – a été donnée du 2 au 12 novembre 2025 à l’Opéra Comique, Paris.

Un compositeur viennois, Gluck, un livret français du XVIIIe siècle, écrit d’après une pièce d’Euripide, un metteur en scène canadien d’origine libanaise… La tragédie grecque traverse les âges et les frontières. Et quand la Tauride se révèle sous son nom contemporain, Crimée, la boucle est bouclée. Qui d’autre que Wajdi Mouawad pour mettre en scène cet opéra ? Dans toute son œuvre et toute sa vie, le dramaturge n’a eu de cesse de construire des ponts entre la mythologie grecque et le monde actuel. L’œuvre de Gluck est splendide. La mise en scène de Wajdi Mouawad donne un contexte initial éclairant, avant de s’effacer derrière la musique, avec des décors sobres, des tenues sombres qui laissent toute la place aux chanteurs. Le drame est poignant, que ce soit dans l’attachement réciproque d’Oreste et Pylade, ou dans le désespoir d’Iphigénie devant son travail de bourreau. Le spectacle est total, les applaudissements du public sont à la mesure de l’engagement des artistes, et les larmes de la soprano Tamara Bounazou aux saluts témoignent du chemin parcouru.

Wajdi Mouawad nous offre un prélude sur le contexte de la guerre de Troie, à grand renfort de phrases projetées pendant le premier mouvement. Agamemnon, roi des Grecs, dut sacrifier sa fille Iphigénie aux dieux pour que les vents se lèvent et permettent à la flotte armée d’atteindre Troie. La déesse Diane-Artémis eut pitié d’elle, la soustrayant à son sort en l’envoyant en Tauride, prêtresse dans son temple. Le roi des Scythes l’y oblige à sacrifier tous les étrangers qui arrivent par peur qu’ils ne le tuent un jour. Le drame peut commencer…

L’opéra se lance sur un exposé direct et simple, des phrases illustrées par des sculptures et autres traces artistiques de la mythologie grecque. Les dessous de la guerre de Troie vont au-delà des charmes d’Hélène, les Grecs poursuivent leurs intérêts économiques en conquérant des accès maritimes. Une brève scène jouée souligne aussi le lien avec la période actuelle : la Crimée occupée, des statuettes volées, le sang versé… Les puristes dans la salle se raidissent devant cette actualisation forcée. Qu’ils se rassurent cependant : la scène passée, Gluck sera respecté à la lettre. Une séquence de nudité, justifiée par la dramaturgie et annoncée dans le programme, ne sera somme toute qu’un « dérangement » mineur, un signe du dénuement extrême dans lequel se trouve Oreste. Wajdi Mouawad soigne le contexte et la modernité certes, mais il sait aussi s’effacer devant l’œuvre. Le décor minimal, les costumes noirs à peine marqués par quelques détails ethniques laissent toute la place à la musique.

Et quelle musique ! Le classicisme surprend un peu au début, surtout après l’introduction. Il y a cependant une belle harmonie entre livret et partition. Les duos Oreste-Pylade atteignent des sommets d’émotion, de même que les solos d’Iphigénie, et l’ensemble des cœurs offre un contre point majestueux. Il y a un moment suspendu et absolument bouleversant, quand Iphigénie découvre qu’elle est orpheline, et qu’un silence se place avant les dernières notes du chant.

Iphigénie en Tauride est une histoire d’exil et de résilience, d’amitié et de survie en milieu hostile. Il n’y a pas d’histoire d’amour, les dieux sont absents. Ne restent que des hommes solidaires qui tentent de survivre à leur destinée, de se frayer un chemin. Un grand opéra.

Emmanuelle Picard

Distribution : Avec Tamara Bounazou, Theo Hoffman, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti, Léontine Maridat-Zimmerlin, Fanny Soyer, Lysandre Châlon, Anthony Roullier

Photos © S. Brion

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