TOUT ARTAUD ?! : RENCONTRE AVEC CHRISTIAN LAPOINTE

Artaud

« Tout Artaud?! ». Rencontre avec Christian Lapointe / Tout Artaud?! /Performance/Création/du 23 au 28 mai 2015 (en continu)/Théâtre la Chapelle/Montréal/Christian Lapointe productions Recto-Verso.

Dix-huit heures et des poussières de temps, Christian Lapointe est au rendez vous « Tout Artaud ?! », à Paris, à la terrasse de la pétanque, juste devant l’église de Ménilmontant. Entre les rayons du soleil orangé et jaune, une discussion s’ouvre autour d’Artaud et ses 28 volumes extraits de son œuvre complète. Christian Lapointe lira Antonin Artaud à voix haute jusqu’à épuisement, étouffement six jours durant : étonnement, alacrité, ou tout du moins, cruauté avec son lot d’humanité, puis aussi l’épreuve de la mort. Cette dernière n’est jamais loin. Elle durera six jours sans discontinuer cette performance, placée sous le signe de l’héroïsme. La lumière sera noirâtre, forcément ; elle correspond au recueillement d’une chapelle, le Théâtre la Chapelle, plus précisément. Son prétexte est la neuvième édition du festival Transamériques. Martin Faucher, son directeur, l’avoue cette année promet d’être artoldienne. Mais surtout il ne faudra pas omettre de déposer des fleurs avant d’entrer dans la Chapelle pour entendre « Tout Artaud ?! ». Avis donc à la jeunesse, débauchée des nuits montréalaises, amoureuse des lettres. Venez, c’est gratuit ! Rencontre à l’appui.

Inferno : Qu’est-ce qui vous a amené à vous emparer de l’œuvre d’Artaud et à la porter du côté de la performance ?

Christian Lapointe : Qu’on le veuille ou non, les trois grands courants théoriques qui sous-tendent la pratique du théâtre contemporain, disons les plus prégnants sont : l’identification de Stanislavski, la distanciation brechtienne, la cruauté d’Artaud. La plupart des patriciens essayent de combiner ces trois états de fait. Depuis les années 80, c’est souvent ce qu’on essaye de produire. Les créateurs désirent du public qu’il éprouve des sensations émotives, purge sa passion, porte un regard critique, éthique, mais aussi cherche à ce que l’objet artistique soit un cri sorti du feu.

Les deux premiers courants sont connus rabattus même. Le troisième, celui issu d’Artaud, du théâtre de la cruauté est plus obscur. De quoi est-il question avec ce théâtre, qu’est ce que cela nous dit ? Tout se passe comme si ce qu’a généré Artaud nous est moins familier, moins élucidé, à l’inverse des deux autres courants. Avec Stanislavski et Brecht, nous savons ce dont il est question, cela est plus concret : on sait comment produire de la distanciation, la catharsis. On a tendance à se revendiquer collectivement d’Artaud, à s’en inspirer. Or reste que son œuvre est mal connue.

Mon aventure performative cherche à défier la frilosité de la scène contemporaine en regard d’Artaud. En essayant de lire en continu son œuvre, je crois qu’après trois ou quatre jours, sans presque dormir, le théâtre de la cruauté apparaitra (rires). C’est aussi un pèlerinage, une aventure mystique. Je ne sais pas comment je sortirai de cette lecture.

Inferno: Qu’est-ce qui s’opérera selon vous avec cette performance ?

Christian Lapointe : Le fait de m’aventurer dans la durée vise à rencontrer l’incandescence propre à l’œuvre d’Artaud. C’est une performance absolument effrayante et excitante à la fois. Je n’enregistre pas la performance au record Guinness, mais je me sers des règles, pour baliser le rituel. C’est un Népalais qui détient le record de la plus longue lecture du monde public : 113 heures et 15 minutes. Il avait lu 17 livres de 13 auteurs différents*. Pour ma performance, ce sera 26 tomes en 28 volumes et autour de 12000 pages d’Artaud qui seront lus sans discontinuer. Je lirai ces pages par ordre d’édition. Je commencerai par la Lettre au Pape. Je prendrai dix minutes de pause toutes les quatre heures. Il me restera une heure pour dormir chaque jour. À un moment, j’imagine que je disparaitrai et que c’est Artaud qui prendra toute la place. Je pense que dans son travail, Artaud cherchait à accéder à une transcendance de la nature humaine par la nature humaine.

Inferno : Le point essentiel de « Tout Artaud?! » est la durée, quelle en est la raison ?

Christian Lapointe : Ce sont des phrases d’Artaud comme celles qui m’ont amené à vouloir réaliser cette lecture : « Qu’est-ce que dessiner ? « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Comment traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens« . Il écrit aussi ceci : « j’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre comme d’autres celui du rayonnement et de l’entassement de la matière. Je ne travaille pas dans l’étendue d’un domaine quelconque. Je travaille dans l’unique durée. »

Évidemment, j’ai la crainte de mettre en danger ma santé mentale avec ce type de performance. Mais j’ai la certitude que pour élucider le théâtre de la cruauté, je dois traverser tout ce qu’il a produit d’un seul trait. Je ne demande aucune rémunération, personne ne sera d’ailleurs rémunéré. Tous les fonds ramassés seront donnés à une fondation pour l’alphabétisation, car il existe énormément d’analphabètes au Québec ! Quand on pense qu’à Cuba on est proche des 2% d’analphabètes, alors que 35% de Québécois rencontrent des problèmes avec la lecture et 19% sont analphabète, c’est impensable !

Le Théâtre la Chapelle sera ouvert 24 h sur 24. Les gens entreront et sortiront comme ils le souhaiteront. Il y aura un petit lit sur scène, deux stations pour lire, l’une assise et l’autre debout, les 28 volumes d’environ 350 pages chacun dans la collection Blanche chez Gallimard d’Artaud, des toilettes pour faire mes besoins sur scène devant le public. Je ne sortirais pas de scène. Les gens doivent apporter des fleurs pour entrer, car je veux produire une sorte de rite funéraire étant donné que quelque chose de moi va disparaitre.

Inferno : Comment travaillez-vous pour mener à bien cette lecture ?

Christian Lapointe : Je fais un entrainement oculaire. Car les deux choses qui doivent tenir pour « Tout Artaud?! » ce sont les yeux et les cordes vocales. Je ne peux pas manger, sinon je vais dormir, tout doit être liquide. Je vais être entouré des neurologues, des spécialistes du sommeil, un médecin. Cela relève d’une forme d’interdisciplinarité. Des spécialistes de plusieurs champs d’action se regroupent autour d’une performance artistique. Tous ces savoirs scientifiques vont être mis au service de l’art.

Avec  » Tout Artaud ?! », j’entreprends un rite initiatique, peut-être vais-je m’effondrer après dix heures. Je sais que mon corps n’appréciera ce qu’il s’en va vivre ; or il ne le sait pas encore. Je ne lui enverrai pas les signaux avant d’être sur place.

Propos recueillis par Quentin Margne.

*Le plus long marathon de lecture à haute voix, d’une durée de 113 heures et 15 minutes, a été accompli par le Népalais Deepak Sharma Bajagain sur l’esplanade du Tundikhel au centre de Katmandou, du 19 au 24 septembre 2008. Pour ce record il récita 17 ouvrages de 13 auteurs différents.

Crédits photo: Maude Chauvin, Henri Martini, Lionel Arnould

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Opéra Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives