ANNE TERESA DE KEERSMAEKER, « GOLDEN HOURS (AS YOU LIKE IT) », THEÂTRE DE LA VILLE

Golden Hours © Anne Van Aerschot 2_2

Anne Teresa de Keersmaeker : Golden Hours (As You Like It) / Théâtre de la Ville, Paris / 13 – 21 juin 2015.

Le plateau est vide. Une guitare attend près d’une paroi, telle une promesse. Des rosaces joncent, une fois de plus, le sol, préfigurant les architectures imaginaires où viendront s’inscrire autant d’histoires tourbillonnantes. La musique, intimement liée au travail d’Anne Teresa de Keersmaeker, prend pour cette nouvelle création, les nuances ambient des ritournelles mélancoliques et minimalistes de Brien Eno. La chorégraphe complexifie le jeu, s’engage dans les territoires mouvants, facétieux d’une œuvre de William Shakespeare, As You Like It, explore ces zones troubles où la fiction s’avance pour la première fois à visage découvert, irrigue et se laisse irriguer par la danse, chahutée, heureusement débordée par des mouvements toujours aussi finement écrits.

Parmi les strates de matière qui s’enlacent pour façonner la texture si particulière de cette pièce, la musique joue un rôle essentiel. Composée en 1975, Golden Hours n’a rien perdu de son pouvoir incantatoire. Le timbre si particulier de Brian Eno y est pour beaucoup. Ses vers s’instillent dans l’espace, le densifient et le rendent poreux, incertain, ouvert à tous les possibles. Les pas à l’unisson des jeunes danseurs qui font irruption sur le plateau l’impriment obsessionnellement dans notre mémoire. Durablement ancré dans les interstices des corps et des imaginaires, ce rythme se déploie en volutes insaisissables, habite et augmente le silence où vient s’inscrire la danse. La musique reviendra par moments nous arracher à l’incertitude ou nous y entrainer encore plus loin : mobilisant une procession éparse, à la manière des ménestrels, éclatant dans des clins d’œil amusés, murmure presqu’au creux de l’oreille, ou encore cherchant sa consistance dans le clivage entre l’enregistrement orchestré et la fragilité d’une voix a capella, dans un troublant dédoublement. Et ce jeu incessant avec le jeu même se reflète jusque dans la texture des mouvements. La musique résonne enfin alors que le plateau se vide une dernière fois, respiration envoutante qui permet de rassembler les pièces de cette histoire dense qui vient de dérouler ses plis sous nous yeux. Et si tout le remous des passions humaines pouvait se réduire à une chanson, elle aurait quelque chose de la simplicité étudiée de Golden Hours.

L’amour, la rivalité, l’amitié, la rage et le désarroi, la fugue et l’alanguissement, sont autant de nuances de la palette complexe de la pièce de théâtre de Shakespeare, As You Like It. La forêt d’Arden, annoncée à l’Acte I, est le trope par excellence de la profusion fictionnelle : refuge et territoire de liberté, domaine de tous les possibles, du leurre et du trompe l’œil, des gages et des forfaits, des jeux frivoles, jusqu’au dénouement par une salve de mariages.

La prosodie shakespearienne vient s’inscrire sporadiquement en fond de scène. La narration s’avance en creux. Les mots ont trouvé depuis longtemps leur place dans les corps des danseurs, décantés, délestés de leur simple pouvoir discursif, infusés au delà des descriptions et cadres fictionnels, dans les tissus, dans les muscles, dans l’évolution imprévisible de différentes constellations à géométrie variable. Le travail de Golden Hours (As You Like It) vise cette subtile articulation du mot, même en deçà ou bien en amont du geste, avec des émotions complexes, parfois confuses, avec des sensations – de poids, d’équilibre ou encore de vertige – et surtout avec des énergies et différentes qualités de présence. La transmutation opère à plusieurs niveaux, la ressemblance ne se cantonne jamais au simple degré illustratif. Il y a certes, dès l’Acte I ce visage sans expression, éteint, les yeux fermés qui est exhibé comme un trophée au bord du plateau. Il marque ce moment troublant où la danse habituellement abstraite d’Anne Teresa de Keersmaeker se met à regarder vers la narration, il pose un premier acte expressif qui laisse présager la possibilité d’y imprimer des personnages. D’une certaine façon, la fiction shakespearienne est doublée de la manière même dont elle se fraie un chemin à travers les corps, sur le plateau et jusqu’à dans l’imaginaire des spectateurs et ce processus tortueux nous réserve de véritables moments de fulgurance.

Le chœur, cette bande de jeunes danseurs, continue encore longtemps ce double mouvement, s’approchant et s’éloignant du public, alors que de telles figures commencent déjà à s’y détacher. Et ce battement abstrait, pure matière rythmique qui menace de ravaler toute fiction, prolonge ce très beau moment qui se tient à la lisière, nous fait sentir cette ligne de confluence où les eaux du fleuve shakespearien rencontrent la respiration régulière d’une danse à la fois permissive et qui résiste encore à la charge narrative.

Tout au long de la pièce, Anne Teresa de Keersmaeker veillera à préserver un certain flottement, renouvellera l’invitation qu’elle nous adresse par la voix de Brien Eno, à lire entre les lignes, prendra soin de contenir tout penchant figuratif, pour privilégier un régime performatif générique où l’expressivité côtoie de manière parfois déconcertante l’indétermination. Dans la forêt d’Arden, la danse s’épaissit. « Le monde entier est un théâtre, les hommes et les femmes en sont les acteurs… » Ce célèbre adage de Shakespeare acquiert à travers les corps des danseurs une puissance renouvelée.

Smaranda Olcèse

Golden Hours photo © Anne Van Aerschot

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