ENTRETIEN : FLORENTINE REY, POETESSE EN CHANTIER(S)
ENTRETIEN : Florentine Rey, poétesse en chantier(s)
Florentine Rey est écrivain, poète, performeuse ; son nouveau recueil L’année du pied-de-biche est en librairie depuis quelques jours aux éditions du Castor Astral. Elle a co-traduit au côté de Franck Loiseau Drive de Hettie Jones, paru aux éditions Bruno Doucey en Avril 2021. La poète est invitée en résidence par le Centre de Culture Populaire aux chantiers de l’atlantique de Saint-Nazaire jusqu’en Octobre. Elle traverse la zone portuaire où s’accumulent les masses multiples des paquebots, des morceaux d’éoliennes et des grues vertigineuses pour partager des rêves éveillés ou conversations imaginaires. Les ouvriers et habitants des lieux sont invités selon une méthode qui lui a été transmise par Marie Lisel, professionnelle du rêve, à se connecter à la fracture pliée entre fiction et réel. Sa résidence est aussi l’occasion de s’immerger dans les mouvements physiques générés par le travail sur les chantiers. La poésie est palpable dans chaque geste, ses performances sont l’occasion de singer ses mots. Traduire le verbe, l’arracher du papier, lui faire mordre le langage.
INFERNO : Votre nouveau recueil L’année du pied-de-biche est une sorte de carte postale, un état des lieux de votre rapport au monde, aux mots. Avec la poésie, vous cherchez à atteindre quelque chose de plus immédiat, d’instinctif, de direct ?
Florentine Rey : Dans le pied-de-biche, les poèmes sont très courts. J’essaie de garder dans le poème la liberté du surgissement. Je retravaille beaucoup mais tout le travail est d’essayer d’effacer les traces du travail… La poésie me permet d’aller à l’essentiel avec le maximum de liberté possible. Je cherche les pépites, les surprises, les images et les mots qui ont un impact mental et physique… Je cherche aussi à montrer la puissance de l’humour et de l’imaginaire, à développer une vraie fantaisie, autorisée par cette phrase d’Éluard : « Il y a un autre monde, il est dans celui-ci ». Un monde qui fait confiance à l’intuition, aux sensations, au sensible, à l’invisible… Dans L’année du-pied-biche, le poème s’empare de tout ; sexe, politique, écologie, humour, amour, mort. Le pied-de-biche, c’est ce qui permet d’entrer par effraction mais quand on lui retire ses tirets, il renvoie à l’animal gracieux. Un critique littéraire a parlé de ruade à propos de ce recueil, des ruades contre tous les conformismes, machisme compris. Le poème comme une ruade, figure de résistance.
Les performances sont-elles le résultat d’une urgence de traduire le monde, de traverser les mots ?
Elles me permettent de partager l’énergie de la création. Les textes pour les performances sortent directement du corps, ils naissent d’un geste, de la manipulation d’un objet (par exemple faire des trous dans une biscotte, ou d’un cri (par exemple un cri de mouton). Avec les performances, je cherche à faire des propositions en résistance à un monde contrôlé par la sanction marchande. Les performances, c’est l’endroit où je milite, où je pousse mes coups de gueule.
Précédemment, vous avez étudié les gestes des pilotes d’avion, qu’est-ce que vous interrogez dans ces mouvements ?
J’ai d’abord filmé les pilotes dans le cockpit, puis je leur ai demandé de reproduire les gestes devant leur table de cuisine. C’était incroyablement précis, on avait l’impression de voir les boutons, les manettes. On sentait que le corps avait la mémoire du geste. C’est ce que je cherche à montrer : le corps sensible, qui imprime, traduit, parle, comprend, souvent à notre insu.
Qu’est-ce qui vous a mené à travailler avec l’hypnose et à aller cherchez dans les rêves éveillés ou conversations poétiques ?
Je suis allée voir Marie Lisel à Paris pour apprendre à me balader dans les différentes couches de mon inconscient et pour travailler encore plus l’écoute du corps, sa résonance avec le monde extérieur. Elle m’a initié aux rêves éveillés, et, comme c’est une passeuse, elle n’a pas hésité à me transmettre ses outils que je me suis appropriée pour ma création et pour les transmettre à mon tour. À Saint-Nazaire, j’ai rencontré une autre artiste-auteure et nous avons commencé à faire des rêves éveillés ensemble, sur les chantiers. Ça m’a permis de préciser mes intentions. Depuis, je propose aux habitants et aux travailleurs des conversations poétiques. On pose deux chaises, on s’assoie, on respire, on se détend, on trouve une porte d’entrée dans le paysage des Chantiers, pour basculer dans l’imaginaire, puis on dit ce qu’on voit, on associe, on déconventionne les images qui nous arrivent toutes faites et on s’offre des surprises.
Ce qui m’intéresse c’est la puissance de la créativité et de l’imagination. Il faut prendre soin de nos imaginaires, créer des mondes et des scenarii qui nous sont propres et non dictés par l’extérieur, le social, le divertissement. « L’imagination c’est l’œil de l’intelligence », je crois que c’est Jean Joubert qui dit ça.
La poésie fuit le conforme, elle nait d’un grincement, elle fait se rencontrer des éléments qui ne sont pas fait pour se rencontrer. Un des exemples célèbres est « la terre est bleue comme une orange… » Les chantiers navals sont pour moi le lieu idéal pour chercher ces grincements. Comme le fonctionnement m’est très étranger, je suis tout de suite projetée ailleurs, à la marge, dans une autre forme d’énergie, dans la poésie.
Poème extrait de L’année du pied-de-biche :
Club sandwich (périmé):
une tranche de vie
une tranche de mort
une tranche de vie
une tranche de mort
une tranche de vie
Propos recueillis par Claire Burban
Quelques dates à venir :
Résidence à Villevêque (Maine-et-Loire) : du 10 au 31 mai 2021
Résidence à Saint-Nazaire : du 14 juin au 3 juillet puis du 18 octobre au 5 novembre
Résidence à Segré-en-Anjou-Bleu : de novembre 2021 à février 2022
Lecture-performance à Paris (prélude au marché de la poésie) : le 26 juin
Crédit photo : Florentine Rey