FESTIVAL D’AIX. « DON GIOVANNI » : ROBERT ICKE IMPOSE SA VISION TRANSGRESSIVE DE L’OPERA DE MOZART

Aix en Provence, envoyé spécial

FESTIVAL INTERNATIONAL D’AIX EN PROVENCE : « Don Giovanni » – Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart – Livret de Lorenzo da Ponte – Créé le 29 octobre 1787 à Prague – Direction musicale : Sir Simon Rattle – Mise en scène : Robert Icke – Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence les 4, 8, 10, 12, 15 et 18 juillet 2025 à 20h ; les 6 et 14 juillet 2025 à 17h.

Il n’y a pas de Festival d’Aix sans Mozart ! C’est cette année « Don Giovanni » qui est à l’affiche de cette 77ème édition, l’une des œuvres récurrentes de ce Festival qui n’hésite pas à innover, à proposer une nouvelle lecture des grands classiques pour en découvrir toujours de nouvelles facettes.

A l’instar de Dmitri Tcherniakov qui avait proposé il y a deux ans une vision iconoclaste de « Cosi fan tutte », c’est l’écrivain et metteur en scène britannique Robert Icke qui nous livre ici une vision très personnelle, déconcertante, voire provocante, de cette œuvre éternelle de Mozart jouée sous toutes les coutures, ayant donné lieu à toutes les interprétations.

Il y a ainsi de nombreuses manières d’aborder ce personnage complexe et mystérieux de Don Giovanni dont les motivations profondes restent obscures. Ici Don Giovanni n’est pas ce séducteur libertin épris de liberté qui pourrait engendrer une certaine sympathie, c’est un personnage destructeur, pervers, qui va jusqu’à se détruire progressivement lui-même. Dans une mise en scène haletante, rythmée parfois par de sourds battements de cœur, nous assistons à cette lente autodestruction. Une course effrénée vers le néant qui anéantit tant l’âme que le corps. Fringant séducteur et plein d’assurance en début de spectacle, le personnage dépérit au fur et à mesure de ses méfaits, jusqu’à finir ensanglanté – mais est-ce son sang ou celui de ses proies ? – et se trainant dans un hôpital, soutenu par des perfusions. C’est un lent cheminement vers une mort annoncée. Une mort omniprésente durant tout le spectacle commençant par la mort du commandeur dans un étrange duel où se rencontrent celui qui meurt et celui qui va mourir. La question de Leporello « Qui est mort ? Vous ou le vieux ? » n’est peut-être pas si naïve que ça. Un commandeur qui, tel un spectre errant traverse régulièrement la scène, comme un présage de mort.

L’action est contemporaine à notre époque et se déroule dans un environnement urbain froid et austère qui évoque un lieu public. En arrière-plan une plateforme sert successivement de salon du Commandeur, dans lequel il meurt prématurément d’une crise cardiaque, de chambre de Donna Elvira, du lieu de la noce et enfin d’une chambre d’hôpital.

Don Giovanni est vêtu d’un large jogging blanc qui accentue sa désinvolture et son caractère insaisissable alors que Leporello, en habit de soirée, semble regarder les choses de haut avec un certain détachement.

Pour accentuer sa vision sombre et délétère de Don Giovanni, Robert Icke noircit à outrance les vices et les crimes de celui-ci. L’air du catalogue de Leporello s’accompagne d’un défilé de miss, sans doute ses conquêtes, jusqu’à l’apparition d’une fillette tenant un ours en peluche et juchée sur des escarpins. Une fillette qui reviendra fréquemment jusqu’à ce moment troublant où, lors de la sérénade dédiée à la camériste de Donna Elvira, Don Giovanni s’adresse à elle avec fougue, les yeux brûlants de désir. Une évocation de pédophilie complétée par une tendance sadomasochiste lorsque Don Giovanni attache Zerlina, puis Donna Elvira, les bras levés contre un poteau, telles des proies soumises. Enfin, si le livret laisse un doute, la robe maculée de sang de Zerlina suggère clairement que Don Giovanni est un violeur avéré. Pour noircir encore le tableau des vidéos de femmes émaciées, abattues, apparaissent régulièrement, comme pour illustrer toutes ces vies brisées par le séducteur.

L’interprétation de Don Giovanni par le baryton italien André Schuen est en symbiose avec le profil dessiné par Robert Icke dans sa mise en scène. Il a le physique et tout le charisme que nécessitent le rôle et prend possession de la scène avec aisance et désinvolture. La voix est claire et profonde et transmet toute la force destructrice du personnage.

Au-delà du rôle-titre, cet opéra a la particularité de faire vivre de nombreux personnages, certes phagocytés par Don Giovanni, mais dotés chacun d’une personnalité et d’un profil psychologique parfaitement rendus par Mozart dans des airs remarquables, chacun pouvant exprimer son art le moment venu.

Leporello est interprété par la basse polonaise Krzysztof Baczyk. Il campe un Leporello imposant et solide, tant par sa voix puissante et profonde que par sa taille et sa posture. Loin d’un Leporello de comédie comme on peut le voir parfois, il fait preuve, avec flegme, d’un certain détachement et d’un bon sens auquel son maître reste naturellement imperméable.

C’est la soprano sud-africaine Golda Schultz qui nous livre une interprétation remarquable de Donna Anna. Elle exprime tout en nuances les émotions de ce personnage complexe partagé entre son désir de vengeance et son attirance inconsciente pour le meurtrier de son père dans les bras duquel elle se réfugie à l’issue du duel fatal. Dans l’air « Non mi dir », ses vocalises parfaitement maîtrisées et sa voix délicate et veloutée lui valent un franc succès.

Son partenaire, Don Ottavio, est interprété par le ténor samoan Amitai Pati. C’est un amoureux délicat et attentionné de Donna Anna qui le considère pourtant avec indifférence et qui le charge d’une vengeance pour laquelle il n’est pas taillé. Futur époux de raison et non de cœur, il se révèle touchant dans l’air célèbre « Dalla sua pace » avec son timbre nuancé et délicat.

Le personnage ingrat de Donna Elvira est confié à la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kozena qui dégage cette excitation amoureuse et charnelle et cette espèce de folie qu’exige le rôle. Après un premier acte un peu sur la réserve, couverte par l’orchestre, la voix trouve tout son éclat au deuxième acte dans l’air « In quali eccessi » dans lequel elle exprime toute sa passion pour Don Giovanni et renonce à la vengeance.

Le couple de jeunes mariés, Zerlina et Masetto interprétés respectivement par la soprano néo-zélandaise Madison Nonoa et la basse polonaise Pawel Horodyski parait déséquilibré. Il nous offre une Zerlina juvénile et fragile, un peu sur la retenue, et, à l’opposé, un Masetto à la voix solide et puissante qui n’a rien du Masetto soumis et un brin benêt que l’on voit trop souvent.

Enfin Le Commandeur est interprété par la basse britannique Clive Bayley. Présenté comme un vieillard fragile, la mise en scène un peu confuse de la scène finale ne reflète pas l’ampleur et la puissance qui sied à cette voix d’outre-tombe. Un parti pris de Robert Icke qui tend à humaniser le Commandeur et à le mettre sur un pied d’égalité avec Don Giovanni, au point de les voir sombrer dans les enfers dans une chute commune.

Sir Simon Rattle, un habitué du Festival d’Aix, à la tête du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, restitue avec vitalité et élégance la partition de Mozart, loin d’être aussi sombre que la vision de Robert Icke. En outre le bon équilibre entre la fosse et la scène permet aux voix de s’exprimer pleinement.

Robert Icke nous propose ainsi une vision originale et transgressive, voire provocante, de cette œuvre éternelle de Mozart, tout à fait dans l’esprit d’ouverture et de création du Festival d’Aix. Une mise en scène complexe, un peu trop chargée de détails signifiants, parfois un peu abscons, mais novatrice et vivifiante. On peut regretter que l’équipe de mise en scène, huée semble-t-il le soir de première, ne se soit pas présentée au public ce soir-là. Il en reste une production de très haute tenue musicale qui nous offre une distribution de haut vol et qui reçoit un accueil enthousiaste du public.

Jean-Louis Blanc,
envoyé spécial à Aix en Provence

Photo Monika Rittershaus / Festival d’Aix

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