MARLENE DUMAS ENTRE DANS LES COLLECTIONS DU LOUVRE

MARLENE DUMAS AU LOUVRE. Entrée dans les collections d’une œuvre de Marlene Dumas, Liaisons, commande pour la Porte des Lions.

À l’invitation du Louvre, Marlene Dumas a conçu Liaisons, une œuvre composée de neuf toiles peintes, pensées à l’échelle d’un vaste mur de l’atrium de la Porte des Lions. La dimension des toiles est celle des bas-reliefs de marbre autrefois accrochés sur cette paroi. Liaisons vient donc s’insérer dans l’histoire du Louvre et l’histoire de sa muséographie. Elle s’inscrit aussi dans l’histoire des grands décors peints, des interventions d’artistes et des commandes in situ dans les espaces du musée.

Marlene Dumas a conçu Liaisons pour cet espace, situé à l’entrée de la Galerie des cinq continents et du département des peintures du Louvre, tout proche de la Grande Galerie. Cette proximité avec des chefs-d’œuvre de la peinture de grand renom prend une importance toute particulière tant l’œuvre de cette artiste est ancrée dans ce médium, associant en permanence les sources et les histoires, à l’image du musée du Louvre.

Ces « liaisons », titre donné par l’artiste à partir d’un mot existant à la fois en français et en anglais, ce sont celles qui associent des territoires les uns aux autres, des personnes les unes aux autres, témoignant d’un rapport sensible et émotionnel à l’art comme fragment de l’humanité, avec une résonance amoureuse implicite.

Liaisons témoigne de la virtuosité et de la technique remarquables de l’artiste, à la fois libre et précise. Certains de ces visages sont davantage abstraits, d’autres gestuels, certains plus dessinés. Chacun des neuf panneaux garde son individualité et assume son statut singulier dans un ensemble. Marlene Dumas a ainsi pensé cette série avec en tête la mission du musée : le Louvre comme lieu de rencontre avec les œuvres, de présence face aux œuvres, de face à face des œuvres entre elles.

Marlene Dumas n’a cessé au travers des années de citer, de faire référence, d’intégrer à son œuvre des œuvres du Louvre. Dans sa façon de créer, qui rassemble les images vues dans leur transposition picturale, elle ne s’est pas accordée de limites de genre ou de forme au travers des collections du Louvre. Elle travaille à partir d’images préexistantes et associe la texture de la peinture à une réflexion profonde sur l’histoire de l’art et des formes.

Marlene Dumas est une des plus grandes peintres de notre temps. Au moment de penser à une œuvre pour l’entrée à la porte des Lions, à la fois celle de la Galerie des cinq continents et du département des Peintures, elle est apparue comme le choix évident : elle défend et illustre le médium de la peinture, comme peu, et elle conçoit son œuvre comme un espace de rassemblement des sensibilités et origines différentes, exactement ce que nous entreprenions de faire avec cet espace repensé. Nous sommes fiers de l’aboutissement de ce projet magnifique. L’œuvre que Marlene Dumas a réalisée constitue un répertoire de manières de peindre et de dessiner, autant qu’une invitation à nous confronter à notre humanité. »

Laurence des Cars,, Présidente-Directrice du musée du Louvre

MARLENE DUMAS

Née en 1953 en Afrique du Sud, Marlene Dumas vit et travaille depuis plus de quarante ans à Amsterdam. De sa naissance en Afrique du Sud, elle retient une attention toute particulière aux figures marginalisées et à leurs représentations, auxquelles elle a rendu hommage dans des œuvres marquantes. Peintre virtuose, elle n’a cessé de porter plus loin son médium, en dialogue avec la photographie, voire avec la sculpture. Elle est une artiste célébrée dans le monde entier et son œuvre est présent dans les plus importantes collections publiques et privées. Elle a fait l’objet de nombreuses expositions dans les plus prestigieux musées du monde.

Marlene Dumas est aussi connue pour une série de dialogues avec l’histoire de l’art, manifestées dans des expositions au musée Munch (2018), au musée d’Orsay (2021-2022), au Musée d’Art Cycladique (2025). Elle a également réalisé des séries d’illustrations pour Vénus et Adonis de Shakespeare et pour Le Spleen de Paris de Baudelaire.

ENTRETIEN de Marlene Dumas avec Donatien Grau, conseiller de la Présidente-Directrice pour les programmes contemporains

Que représente le Louvre pour vous ?
J’étais étrangère aux musées d’art pendant longtemps. Etant née en 1953 en Afrique du Sud, et y ayant vécu jusqu’à l’âge de 23 ans, je n’ai pas grandi avec le Louvre comme un musée que je pourrais visiter. Il n’existait que dans les livres d’histoire de l’art de mes études d’arts à l’université du Cap (1972-1975), mais à l’époque, je ne m’intéressais qu’à l’art moderne. Je considérais surtout le Louvre, avec ses figures féminines célèbres pour leur idéalisation, la Joconde et la Vénus de Milo, comme un lieu lointain et impressionnant, destiné aux personnes âgées qui aimaient contempler l’histoire européenne des morts. Cela me donnait le sentiment de ne pas avoir de lien avec moi.

Mais lorsque je suis venu poursuivre mes études aux Pays-Bas en 1976, un changement s’est opéré. En 1985, j’ai envoyé à ma mère une carte postale de la Victoire de Samothrace. J’ai fait remarquer qu’il y avait beaucoup de sculptures d’anges en France, alors qu’en Afrique du Sud, les seuls anges en pierre se trouvaient dans les cimetières. J’ai écrit que j’avais vu un chef-d’œuvre au Louvre : « Un grand, grand tableau aux couleurs et aux émotions magnifiques, par Delacroix. Ça, c’est de l’art ! ». Il s’agissait des Massacres de Scio. Delacroix n’appartenait plus à un passé révolu, mais semblait contemporain. Son œuvre a influencé mes peintures. Le Louvre devint également une forteresse et un palais lié à Marie-Antoinette et aux guillotines de la Révolution française. En 2005, j’ai peint « le crâne » de Charlotte Corday, qui a assassiné Marat dans son bain. Tout est lié à tout, comme l’a dit un jour un sage.

Le Louvre représente donc pour moi non seulement l’histoire de l’art de ce qu’on appelle l’Occident, avec ses beautés et ses inhumanités, mais aussi la valeur de la préservation et du partage de l’histoire collective et des interrelations de l’humanité.

En regardant les neuf tableaux que vous avez réalisés, on peut voir des visages. Ils sont tous différents et difficiles à cerner. D’où viennent-ils ?
Quand vous demandez à quelqu’un comme moi, qui a 72 ans, d’où viennent ces visages, je peux vous donner une infinité de réponses, qui seraient toutes des fragments de vérité, mais la réponse la plus honnête serait : je ne sais pas vraiment. Je sais quelles images j’ai regardées et quelles informations j’ai recueillies, mais qu’est-ce qui est vraiment resté, et qu’est-ce qui a été perdu ? Ils ne proviennent certainement pas d’un seul endroit. L’une de mes premières œuvres, à la fin des années 1970, était un collage réalisé à partir de morceaux déchirés du début et de la fin de lettres d’amour. Elle s’intitulait Don’t Talk to Strangers (Ne parlez pas aux étrangers). Le titre était ironique, car je crois que l’art permet de parler aux étrangers et aux morts. Je ne peux m’empêcher de penser à L’Étranger d’Albert Camus (1942) et à Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud (2013). Ce sont des associations qui sont venues après coup, pas avant. Mais bon, ma pensée a toujours été chaotique et non chronologique.

Mes visages sont un mélange du passé et du présent. Je ne peux pas peindre directement les horreurs des génocides actuels, mais leur ombre a influencé l’état d’esprit dans lequel ces visages ont été créés. Le portrait traite de la ressemblance et de la reconnaissance de personnes connues. Les visages traitent de l’anonymat. Ils incluent ceux qui sont déshumanisés, comme les fugitifs, stigmatisés comme des étrangers. En vieille existentialiste, je reconnais mes propres sentiments d’aliénation. Ces visages ne sont pas des héros à admirer ou à rejeter. Ce n’est ni une bonne ni une mauvaise qualité. Ils semblent faire partie de notre inconscient collectif. La température de leurs couleurs nous amène à imaginer que leurs racines sont ancrées dans la combinaison des quatre éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu. Ils essaient de vibrer, de donner de l’énergie à leurs spectateurs, mais se rendent compte qu’ils ne peuvent rivaliser avec les étoiles lointaines dans le ciel, ils sont si chauds qu’ils brûlent tout le temps.

Ils semblent tous manifester une manière particulière de peindre, plus proche du dessin, plus gestuelle… Cela ressemble à une manifestation des nombreuses formes que peut prendre la peinture. Êtes-vous d’accord ?
Dans Liaisons, la peinture et le dessin ne font qu’un, ils sont indissociables. Je ne fais jamais d’esquisses préalables de ce à quoi une peinture devrait ressembler. Le dessin n’est pas un préliminaire à la peinture. La peinture est une fusion.

Chacune de ces neuf peintures a commencé par le versement d’un mélange de peinture à l’huile diluée sur une toile tendue et pré-apprêtée, posée sur une table basse, puis j’ai soulevé légèrement la toile pour déplacer la peinture humide jusqu’à ce qu’une forme générale se dessine. Je suis comme un partenaire de danse dans un jeu de hasard, où la peinture est libre de suivre son propre chemin, mais pas jusqu’au bout. Les textures des surfaces semblables à de la peau sont assez imprévisibles, car je suis impatient lorsque je mélange les couleurs à l’huile avec de la térébenthine. Il en résulte des taches inégales. J’aime la physicalité et les contrastes. Sur cette toile de fond, les traits d’un visage ont été dessinés avec une rapidité concentrée, parfois alors que la peinture était encore humide et estompée avec un morceau de papier, parfois plus tard avec un pinceau. Certains ont nécessité plus de couches et donc plus de temps. Chacun est différent et a son propre caractère.

J’ai essayé de les rendre aussi clairs et simples que possible, car ils doivent être visibles de très loin. Ils évoquent la perception des visages et l’ambiguïté des expressions, mais aussi les nombreuses formes ou façons de peindre. Perpétuant ainsi l’esprit de la peinture en tant que performance.

Quel rôle ont joué les collections du Louvre et la Galerie des cinq Continents dans la réalisation de cette œuvre ?
Ce ne sont pas seulement les peintures, mais aussi les sculptures du Louvre qui m’ont inspiré par le passé. L’expérience de L’Esclave mourant de Michel-Ange a été à la fois déchirante et érotique. Ces dernières années, j’ai utilisé des images sans même me rendre compte que ces objets faisaient également partie de la collection du Louvre, comme le relief de la déesse Ishtar sur un vase mésopotamien en relief pour mon tableau Birth (2018), ou la sculpture du satyre Marsyas pendu pour mon tableau Mourning Marsyas (2024). Ces œuvres montrent l’amour, la guerre et la politique, tous représentés dans une seule figure, me rappelant mon film préféré d’Alain Resnais, avec un scénario de Marguerite Duras, Hiroshima mon Amour (1959).

Pour le projet du Louvre, je me suis d’abord concentré sur les œuvres que je connaissais pour avoir visité la galerie lorsqu’elle ne couvrait encore que quatre continents. Parallèlement, j’ai rassemblé des coupures de journaux sur le Paris d’aujourd’hui. L’art qui me touche le plus a toujours un caractère rituel et exprime à la fois la peur et l’émerveillement face au monde extérieur et à notre monde intérieur. J’ai un jour décrit mon art comme une prière pour obtenir protection. Peindre, c’est exorciser la peur, lutter entre la liberté et le destin.

Créer une silhouette, un visage, mettre un masque, se transformer, voyager dans le temps, imaginer des choses jamais vues, c’est quelque chose qui se fait depuis la nuit des temps, dans toutes les cultures et à toutes les époques. J’ai regardé des images d’objets anciens pour trouver des idées de visages, mais je n’ai jamais forcé la ressemblance. Une figure océanique protectrice s’est avérée, dans ma version, plus proche d’Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux ou de L’Homme au masque de fer d’Alexandre Dumas, selon les films que le spectateur a vus.

J’ai peint un visage bleu clair où, pour moi, le philosophe français Georges Bataille rencontre l’extase de la religieuse mystique espagnole Thérèse, à travers le sculpteur italien le Bernin, reflétant un trip provoqué par la drogue dans le film Climax du réalisateur français Gaspar Noé. Les significations sont comme des fantômes, visibles uniquement par ceux qui y croient.

Cette œuvre s’intitule Liaisons. Pouvez-vous expliquer la signification de ce titre ?
Au fil des années, j’ai souvent utilisé des métaphores érotiques pour parler de l’art. Les œuvres d’art fonctionnent comme des corps sensuels, essayant de séduire les spectateurs pour qu’ils tombent amoureux d’elles, tout en sachant qu’elles ne peuvent jamais être fidèles à une seule perspective. Les œuvres ne sont pas non plus liées aux intentions de leur créateur. Elles « trahiront » l’artiste dès qu’une signification plus attrayante ou plus puissante leur sera présentée. Les neuf tableaux forment entre eux des relations instables, ce qui entraîne des changements de caractère selon leur emplacement sur le mur ou lorsqu’ils sont « associés » à un autre tableau. Ils préfèrent suggérer plutôt que définir. Ils gardent des secrets.

Je n’ai pas lu le roman français Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, mais j’ai vu le film Dangerous Liaisons (1988) de Stephen Frears, avec son réseau d’intrigues complexes. Et je voulais un titre qui n’ait pas besoin d’être traduit.

Quelle sera, selon vous, la réaction des spectateurs ?
Je ne peux pas prédire la réaction moyenne des spectateurs, car chacun porte en lui son propre fardeau personnel et le bagage de ses propres expériences. Et pour moi, ce n’est pas non plus un terrain familier que de réaliser des peintures aussi grandes et de les accrocher aussi haut. L’intimité me convient mieux. Je préfère regarder les peintures de près, m’intéresser aux marques et aux gestes qui les ont fait naître, être consciente de leur matérialité en tant qu’objets, tout en entrant dans leur réalité métaphysique. J’espère que l’on pourra encore ressentir cela, même sans voir les détails. Je pense que certains diront à mon sujet : « Pourquoi elle, et pourquoi ici ? ! » Et je répondrai : « Parce qu’elle me l’a demandé. » On ne peut pas dire non quand Laurence des Cars vous le demande.

Images: 1- Marlène Dumas devant la Porte des lions du Louvre – 2- Marlene Dumas devant son oeuvre « Liaisons » – Photos © Anton Corbijn

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