INFERNO

TOBARI : Ushio Amagatsu / compagnie Sankai Juku / TnBA de Bordeaux Aquitaine en partenariat avec l’Opéra National de Bordeaux du 23 au 25 avril 2013/

En japonais, Tobari (titre choisi pour la dernière création du chorégraphe qui plonge les racines de son inspiration dans l’après Hiroshima où plus jamais le sens de la vie ne sera comme avant) évoque un voile de tissu séparant un espace d’un autre ou encore le passage du jour à la nuit. Mais de quel message ces « passeurs », au crâne poli et poudrés de blanc de la tête aux pieds, sont-ils porteurs ? Quels bords à vif d’une déchirure béante à tenter à jamais de suturer génèrent leur énergie ?

La danse Butô s’origine dans les décombres de l’impensable survenu après le cataclysme nucléaire déclenché sur le sol nippon par les Américains, Prométhées modernes ayant échappé à leur châtiment. Aussi, lorsque dans le premier tableau, ces danseurs « venus d’un néant sans limite », isolés chacun dans un halo de lumière qui circonscrit leur espace, expriment dans les tensions exacerbées de leur muscles près à se rompre toute la gravité de la nuit à laquelle ils ont échappé, on ne peut voir dans le blanc dont ils sont poudrés que les retombées des poussières nucléaires d’où ils ont failli ne plus jamais émerger.

Mais, « l’atelier de la terre et de la mer » (traduction du nom que s’est donné la compagnie, « traçant » ainsi la géographie du pays d’où elle vient), au-delà des origines du Butô, a des visées cosmogoniques. Comme « dans un flux inépuisable », Ushio Amagatsu et ses danseurs (uniquement des hommes) vont en s’appuyant littéralement sur la force de gravité (dans toutes les acceptions du terme) explorer toute la gamme de la lutte incessante entre les forces antagonistes qui soutiennent l’élan vital.

Et au lieu de tenter d’échapper à la loi de la pesanteur, ils vont s’arc-bouter sur la force qu’elle représente. Le nom donné au dernier tableau, « vers un néant sans limite », écho du premier, traduit l’itinéraire parcouru et indique le sens à suivre pour atteindre l’inaccessible étoile, quête sans fin et à jamais réitérée qui inscrit l’homme du côté de la vie.

« Une ombre dans un songe », « se réfléchir les uns les autres », « rêve d’un avenir vertical », « bleu nuit » (où pour un temps les danseurs troqueront leur tenue blanche pour une autre en accord avec la tonalité du titre) constituent les tableaux intermédiaires qui, sur le chemin moiré de la poésie en marche, où la lumière n’a de cesse de disputer à l’ombre la place qu’elle lui convoite, vont nous conduire vers l’ivresse des (re)commencements ; recherche universelle, intemporelle autant que jamais aboutie.

Soutenus par une musique aux effets planants, violons et guitares et autres curiosités sonores se mêlant pour nous envelopper de leur rassurante étrangeté, « impressionnés » par la pluie d’étoiles qui se détache en fond de scène, nous sommes comme happés par cet élan fait de forces que rien ne semble pouvoir contrecarrer. De cette lutte ardente que mènent ces danseurs contre l’anéantissement, de ce désir universel qu’ils expriment d’unité fusionnelle avec le cosmos, nous ne sortons pas intacts pour peu que nous ayons pu nous découvrir au préalable de nos anciens habits.

Peut-être est-ce là que réside le secret de l’accueil réservé depuis 1982 aux œuvres du chorégraphe japonais par le Théâtre de la Ville de Paris où tous les deux ans il donne la primeur de ses créations : Ushio Amagatsu distille un supplément d’âme aux arômes puissamment envoûtants, comme un moment d’éternité rêvée ; « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir … » (Arthur Rimbaud).

Yves Kafka

Coproduction Théâtre de la Ville -Paris, Kitakyushu Performing Arts Center-Fukuoka Pref.Japon, Sankai Juku-Tokyo, Japon / mise en scène, chorégraphie et conception Ushio Amagatsu / Compagnie Sankai Juku / création mondiale au Théâtre de la ville de Paris en 2008.

Photos copyright Opéra de Bordeaux / TnBA