FESTIVAL EUROPALIA. « DÄMON, EL FUNERAL DE BERGMAN » : ANGELICA LIDDELL EN RETROUSSEUSE DES MORTS

FESTIVAL EUROPALIA. « DÄMON – El funeral de Bergman » Angélica Liddell – Théâtre de Liège, les 28 et 29 novembre 2025. (Première vue au 78e Festival d’Avignon en 2024)
Et bien, voilà. Nous voici confrontés une fois de plus à la plus sulfureuse des performeuses du Théâtre, par la grâce d’un Tiago Rodrigues qui n’a pas hésité à lui offrir l’écrin de la mythique Cour en guise d’opening du plus grand festival de Théâtre du monde. Grâces lui en soit rendues : Tiago a des cojones, pas de souci.
Et il fallait en avoir lorsqu’après avoir suivi les répétitions de cette création 2024 de la diablesse, en résidence à la FabricA pour écrire ce nouvel opus, il a eu toute latitude de savourer tout le culot et l’appétence de la maestra pour la prise de risque intellectuelle et artistique, aux frontières du suicide professionnel. Même si bien sûr il savait déjà tout son immense dégoût de la bienséance, des faux-semblants et du politiquement correct en oeuvre dans cette galaxie bien-pensante du Théâtre international, qu’elle vomit à pleins boyaux. Gracias, Tiago.
En revanche, pour un « critico« , comme elle semble les aimer -on verra pourquoi plus loin- quel dilemme. Comment rendre cette expérience artistique limite dans toute sa splendeur et sa « pornographie de l’âme », sans la trahir, tout en en faisant percevoir au lecteur son extrême puissance et sa singularité extravagante ? Misère de l’exercice du critique, bien seul devant ce déferlement d’Art et de beauté, de rafales de poésie brute, d’émotions transgressives… Critique impuissant à transcrire correctement cette déferlante hors-normes d’une artiste hors-limites, du coup bien seul devant sa page tout comme l’artiste elle-même se sent seule, désespérément seule, face au monde…
Mais jetons quelques balises de ce que peut être ce « spectacle » (mais qui n’en est pas un vraiment, plutôt une catharsis), terrifiant d’acuité artistique et de liberté. Imaginez un plateau nu, à l’exception de quelques accessoires liddelliens éparpillés le long du grand mur des Papes, accessoires sortis tout droit de l’univers médical et mortuaire : fauteuils roulants, cuvette à lavements, chiotte, pissotière duchampienne de porcelaine blanche, clinique. Et c’est tout .
Puis, en préambule, nous avons droit à une percutante intro visuelle à la manière de l’artiste, comme cette sorcière sait bien les construire : un Pape, qui arpente vaguement le plateau nu sans vraiment savoir où il va, puis une séance « hygiénique », où, se lavant de tous ses péchés, Angélica s’adonne à une ablution appuyée de sa chatte, à l’aide d’un accessoire plutôt issu de l’univers hospitalier : la fameuse cuvette à lavements, soit une variante du bidet, comme l’Espagnole en a usage depuis sa tendre enfance et qu’on trouve encore dans les chambres d’hôtel hispaniques, un accessoire bien destiné à se laver le sexe et le cul, et non les pieds comme les Français ignares se sont toujours imaginé. Mais un bidet portatif, pratique sur un plateau aussi immense, non ? Elle-même est toute nue sous une grande nuisette immaculée. En toute simplicité.
Mais ce n’était que l’apéritif. La véritable mise en bouche arrive, histoire de nous mettre raccord avec ce qui suivra : advient donc une diatribe à la Liddell -c’est à dire mitraillée avec un Espagnol surdimensionné en puissance, exagération phonétique et vitesse- contre « los criticos ». Ces chers critiques théâtraux. Et là, pardonnez-nous, c’est purement hilarant (encore que les rangs de la presse ne la trouvaient pas aussi hilarante que le public lambda… ) Hilarant car méchant, vengeur et absolument sans-gêne. Convoquant des extraits de presse desdits critiques qu’elle désigne nommément, qu’elle injurie copieusement et auxquels elle finit par montrer son cul, Angélica se libère, en les conchiant devant le public, les narguant même d’un : « hou, hou, tu es là ? » avant de se tourner pour lui exhiber ses fesses.
Nous voilà introduits dans l’épisode suivant qui la verra traiter vraiment du fond du problème : la vieillesse et la peur de mourir, avec son cortège de dégoûtations physiologiques, psychologiques et sociales. Dégâts de la sénilité et de la fin de vie, seule -« solo »- avec ce qui l’accompagne : excréments, pisse, sanie, furoncles purulents, puis momification à pas lent et enfin la fin. Seule. Tout va y passer dans une sublime voltige verbale où la performeuse va tenir l’haleine de son public pendant plus de 40 minutes, à arpenter l’extravagant plateau de la Cour et son immensité si difficile à maîtriser -plusieurs artistes s’y sont cassé le nez- à courir, voler même sur ces planches tout en mitraillant sa poésie puissante, un torrent rugissant du verbe liddellien, ponctué d’éructations et de râles d’agonie, d’adresses au public et de murmures intérieurs… Un jaillissement où tout le monde en prend plein la gueule, à commencer par le public, une cohorte de « lâches » et « d’indifférents »… Mais aussi le milieu artistique et of course, encore, la critique. Tout comme Bergman qui les détestait, et dans lequel elle se reconnaît, petite soeur du « plus grand cinéaste » de son temps. Une belle élégie à son héros de l’enfer chrétien. Et une fabuleuse performance physique et poétique, qui rien qu’à elle seule, vaut d’aller se frotter à ce spectacle dantesque.
Suivra un avant-dernier tableau, muet cette fois. Soit un époustouflant ballet de fauteuils roulants, où les figurants jusqu’alors en bord de scène vont prendre place et se livrer à cette chorégraphie hors-normes. Singulière beauté que cette danse chorale où se croisent tous les rescapés de l’univers de l’artiste : vieillards éclopés ou supposés tels, nain, enfant aux yeux bandés, jeunes filles déshabillées et garçons dénudés, tous virevoltant sur l’immense plateau. Un ballet, donc, complètement habité de l’univers de l’artiste et de ses « monstres ».
Enfin viendra le temps de l’apaisement, soit les funérailles de Bergman. Un rituel bien ordonné, copié-collé du rite funéraire chrétien, avec chant, violoncelle et tout et tout, le tout superbement perturbé par les sirènes d’une apocalypse terroriste en devenir… Liddell alors se dissout dans la douceur de la confidence et de l’introspection. C’est beau et apaisé, comme une dernière caresse murmurée à la face du monde. Ou de dieu, allez savoir ?
En invitant la diva Liddell à ouvrir son Festival, Tiago Rodrigues a réalisé un coup de maître. Une intuition géniale qui marquera longtemps les esprits de ces 2000 spectateurs privilégiés de l’ouverture de cette 78e édition. Bravo.
Marc Roudier


Photos Luca Del Pia, Christophe Raynaud de Lage






















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