ISTANBUL MODERNE : BOSPHORE, VAPURS ET ART CONTEMPORAIN
METROPOLES
Istanbul, mégalopole de 17 millions d’habitants et capitale économique et culturelle de la Turquie, bouge. Et le fait savoir. Paradoxale, captivante, la ville-monde qui fait tant rêver est bel et bien devenue en quelques années cette grande métropole européenne vers laquelle tous les regards convergent. Au-delà d’une situation politique particulière, la Turquie étant comme chacun le sait dirigée par un gouvernement islamiste « modéré » mais toujours très nationaliste, Istanbul est le symbole d’un pays partagé entre ses archaïsmes religieux et une modernité à grande vitesse, qui se traduit notamment par une intense activité culturelle.
Depuis longtemps schizophrénique, la ville présente cette singularité unique au monde d’être posée entre deux continents, deux cultures, deux systèmes économiques. Le voisinage d’une population ancrée dans ses traditions, économiquement en grande souffrance, avec une petite frange -de moins en moins petite d’ailleurs- aisée et tournée vers l’Europe en fait un lieu paradoxal, le noeud symbolique où s’affrontent en permanence des cultures antagonistes. Entre hyper modernité et civilisation millénaire, la ville se cherche et les frictions que provoque cette dichotomie, pas forcément visibles au prime abord, sont néanmoins bien là qui travaillent le quotidien des Stambouliotes. Un grand écart à l’image de cette fameuse « Origine du Monde » que le peintre exécuta à la demande d’un diplomate ottoman, et dont la représentation symbolique du carrefour des trois eaux sur lequel Istanbul s’étend trouve sa traduction paradoxale dans le pubis féminin offert aux regards de tous.
Istanbul est bien cette capitale singulière, partagée entre une immense banlieue proliférante où ne cessent d’affluer les migrants paupérisés d’une Turquie intérieure, très rurale et religieuse, et ce noyau dur de métropole européenne qui concentre toute la richesse et la modernité du pays autour de Galatasaray, de Tünel, de la place Taksim, ou de Karaköy, que la jeunesse friquée et cultivée fréquente assidûment jusque très tard dans la nuit. Ce micro-espace -à l’échelle stambouliote- est le lieu de tous les plaisirs, comme de toutes les transgressions, eu égard à la sensibilité religieuse : night-clubs et bistrots où l’alcool (qui se vend au prix de l’or) coule à flots, rues animées jusqu’au petit matin, librairies et galeries d’art occupant des immeubles entiers. Jusque dans le très bobo quartier de Cihangir où l’élite culturelle et argentée a pris ses aises, faisant exploser le prix du mètre carré et où continuent de s’installer boutiques fashion et cafés branchouilles, à quelques rues des boutiquiers tradis et des mosquées de la Turquie séculaire.
La nouvelle Istanbul présente donc un visage avenant de métropole occidentale, et l’Art contemporain, qui est toujours un fort marqueur idéologique -ici comme ailleurs- occupe une place privilégiée. Chaque jour voit s’ouvrir de ces galeries « à la parisienne » -c’est à dire où l’on ne se préoccupe pas de vous ni même ne vous salue-, parfois regroupées dans un immeuble entier, où s’exposent l’art international comme la jeune création stambouliote, et que fréquente cette nouvelle caste de jeunes collectionneurs, très smarts dans leurs costumes Hugo Boss ou Kenzo. A Tophane, le musée d’art contemporain Istanbul Modern a ouvert ses portes il y a quelques années à peine sur les rives de la Corne d’Or, à la croisée de Marmara et du Bosphore, avec vue magnifique sur Topkapi et Sultanahmet. L’avenue Iztiklal comme les quartiers de Cihangir ou de Tophane, sont le siège de galeries très hype, et face au portail du lycée français de Galatasaray où se forme l’élite turque, des immeubles entiers de cafés-concerts abreuvent les nuits de la jeunesse dorée. La Biennale d’Istanbul a fait un carton en 2011 et le label Capitale Européenne de la Culture qu’a décroché Istanbul en 2010 a profondément modifié la typologie de la ville, comme sa topographie… Bref Istanbul s’éclate, et la Culture est un des plus puissants vecteurs de sa transformation en vitrine alléchante d’une modernité européenne.
LES QUARTIERS DE L’ART
A Tophane, qui jouxte Karaköy sur la rive de la Corne d’Or, Istanbul Modern occupe un ancien dock transformé en un musée conventionnel, avec son inévitable boutique ou l’on trouve les catalogues de l’institution ainsi que la même quincaillerie à prix prohibitifs qu’ailleurs. Et bien sûr son indispensable caféteria avec vue (et tarifs afférents). La collection permanente occupe le premier étage, avec un panorama de la création locale depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui. Quelques pièces intéressantes, notamment des vidéos récentes de jeunes artistes côtoient les pionniers dont beaucoup ont fait carrière en Europe, comme le peintre Bitran par exemple. Une galerie d’autoportraits charmants de peintres stambouliotes donne directement sur les baies vitrées du musée, avec une vue sublime sur Marmara où croise en permanence une théorie de vapurs et de ferries et sur la vieille ville d’en face, de laquelle émergent le Topkapi et les minarets de la Mosquée bleue. Bref, un paysage splendide qui compense un peu la relative pauvreté des collections (mais le premier musée d’art contemporain de Turquie est tout jeune), une fenêtre comme une vidéo contemporaine en plan fixe, dont on ne se lasse pas.
Curieusement, la partie turque des collections est séparée de la partie internationale par un hall où l’on retrouve une belle pièce de Sarkis, stambouliote de coeur qui eut droit il y a peu de temps, comme il se doit, à sa rétro à l’Istanbul Modern. Une section internationale où l’on compte quelques pièces intéressantes, parmi un catalogue assez convenu d’artistes de la scène mondiale. Un Julian Opie amusant, par exemple, compagnonnait avec d’autres trucs divertissants. L’on y remarquait notamment l’excellente vidéo, Road to Tate Modern de Erkan Özgen et Şener Özmen, ce dernier étant également curator et critique. Cette section était cependant plutôt contrainte le jour de notre visite, mais cela s’expliquait par la préparation des salles pour la prochaine expo du Modern, La La La Human Steps, un groupshow assez impressionnant d’oeuvres en provenance du museum Boijmans Van Beuningen, qui ouvre le 16 février et qu’il faudra visiter absolument. On y croisera le gratin de l’art contemporain, de Vito Acconci à Cindy Sherman, en passant par Bruce Nauman, Anrin Sala ou Cyprien Gaillard, bref une belle brochette représentative de la création internationale….
Dans Iztiklal, avenue de l’Indépendance chère au coeur des Stambouliotes, et jadis quartier huppé de la métropole où l’on croisait la colonie française, un immeuble entièrement -ou presque- dévolu aux galeries, à deux pas du lycée français, propose un choix judicieux de la jeune création turque. Le lieu est bien entendu très bien fréquenté, les cohortes de jeunes bourgeoises et leurs messieurs à fort pouvoir d’achat se croisant dans les escaliers sans discontinuer. Le numéro 163 compte sept étages dont cinq de galeries et un consacré à l’un des plus fameux clubs d’Istanbul, un bar très branché avec vue panoramique à 360°. Au 5e étage, la galerie CDA projects présentait un jeune artiste, Elif Varol Ergen, dont l’expo « Incognito » compilait ses oeuvres récentes très influencées des mangas, dont le psychédélisme affiché -quoique décoratif- révèle cependant un beau talent de coloriste et une imagination plutôt débridée. Grands panneaux dans les tons chauds, envahis d’oeils, de pieds, de mains et autres parties du corps en une prolifération hypnotique, ses oeuvres visiblement retiennent l’attention de la jeune génération de collectionneurs.
Tophane, où siège le Modern, regroupe une petite dizaine de bonnes galeries, essentiellement tournées vers les artistes du cru et c’est tant mieux, mais certaines, comme la galerie Manâ ou Elipsis, exposent aussi l’art international, ainsi de Douglas Gordon dont l’expo chez Manâ vient de s’achever. Le quartier est également le spot de nombreux centres d’art comme Depo, Arter, ou Borusan. Le fait est que cette rive d’Istanbul affiche beaucoup de lieux intéressants et l’art contemporain s’y porte particulièrement bien. Impossible de rater la jeune création turque car elle est extrêmement bien représentée, et l’on est curieux de découvrir ainsi une toute nouvelle génération d’artistes. L’offre est donc généreuse, et mieux vaut pour se repérer faire confiance aux quelques gratuits qui répertorient les événements culturels. Par ailleurs, l’installation de l’Istanbul Modern a suscité une vague de vocations chez les entreprises, et de grandes banques sur Taksim proposent régulièrement des expos très professionnelles. De même, de nouveaux musées privés ont ouvert dans le sillage du grand frère, comme le musée Elgiz à Levent, et beaucoup d’universités –SantralIstanbul par exemple- organisent elles aussi de beaux événements.
Un environnement propice aux vocations, qui alimente une scène artistique en effervescence. Nombre d’artistes turcs profitent ainsi de ce formidable appel d’air, certains d’entre eux commençant à émerger sur la scène internationale, comme Banu Cennetoğlu ou Ahmet Öğüt (qui ont représenté la Turquie à la Biennale de Venise en 2009), d’autres certainement n’allant pas tarder à le faire –Nevin Aladağ, CANAN, Şener Özmen, Erinç Seymen, Cengiz Tekin, Güneş Terkol, Irem Tok, Deniz Ünal-, pour n’en citer que quelques uns… Une movida à la stambouliote qui devrait s’amplifier dans les années à venir.
Marc Roudier
Istanbul Modern / 16 Février 2012 – 6 Mai 2012 / La La La Human Steps – A Selection From The Collection Of Museum Boijmans Van Beuningen.
Artists: Vito Acconci, Bas Jan Ader, Yael Bartana, Sebald Beham, Erhard Schön, Niklas Stoer, John Bock, David Claerbout, Pieter Coecke van Aelst, Peter Feiler, Yang Fudong, Cyprien Gaillard, Šejla Kameric, Paul Kooiker, Inez van Lamsweerde, Erik van Lieshout, Aernout Mik, Melvin Moti, Zwelethu Mthethwa, Bruce Nauman, Joachim Patinir, Anri Sala, Cindy Sherman, Salla Tykkä, Marijke van Warmerdam, Andro Wekua, Guido van der Werve, Sylvie Zijlmans
Istanbul Modern : http://www.istanbulmodern.org/en
Museum Elgiz : http://www.proje4l.org/newsite2011/ENG/indexeng.html
Galerie Manâ : http://www.galerimana.com
Elipsis Gallery : http://www.elipsisgallery.com
Visuels : 1- Istanbul Modern / 2- Ahmet Ogüt, « 3 spots », 2007, video still / 3- ”Road to Tate Modern”, Erkan Özgen and Şener Özmen , vidéo dans la collection permanente du Modern / 4- Irem Tok, « boks-portre », photographie, 2011 / 5- le musée vu depuis l’autre rive / 6- La collection permanente / 7- vue sur la Corne d’Or et Sultanahmet depuis la terrasse / photos DR / Copyright les artistes