« SUJET, TRIPTYQUE DE LA PERSONNE-T3 » : LE GDRA SONNE TOUJOURS DEUX FOIS

NathalieSternalski13

Le GdRA « Sujet, Triptyque de la personne-T3 » / Le Carré/Les Colonnes St Médard en Jalles / Mardi 25 mars.

Le GdRA, ce nom mystérieux créé en 2005, résonne comme celui d’un dangereux groupe activiste, et, à sa manière, c’en est un …

En effet ce « Groupe de Recherche Artistique » – GdRA, nom acronyme comme celui du groupe de recherche de l’EHESS, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, d’où est issu justement Christophe Rhules, ce fils de paysan aveyronnais diplômé d’anthropologie, à l’origine du projet – après avoir « commis » en 2007 « Singularités Ordinaires –T1» (présenté au Festival d’Avignon en 2010), suivi de « Nour –T2» en 2009 (vu ici sur cette même scène du Carré des Jalles en 2011), conclut – temporairement – son exploration des identités singulières par ce « Sujet –T3» centré sur un homme, Joël, tout autant réel que transfiguré du réel vers la fiction théâtrale « re-présentée » sur le plateau.

En effet si, dans le premier volet du triptyque – T1- consacré à l’exploration du continent toujours inconnu de la personne « humaine », Christophe Rulhes (concepteur du texte, de la mise en scène et de la musique) et Julien Cassier (scénographe, danseur et acrobate) avaient mis en scène trois figures (extra) ordinaires de la « vraie vie » (Arthur Genibre, 86 ans, musicien guérisseur et poète du Quercy ; Wilfride Piollet, 64 ans, danseuse étoile de l’Opéra de Paris passée ensuite à la danse contemporaine avec Merce Cunningham ; et Michèle Eklou-Natey, 41 ans, Marseillaise d’origine algéro-togolaise, et « vedette » d’un bar du quartier de l’Estaque) , si dans le second – T2 – ils avaient « inventé » cette jeune française au nom de Lumière (nour en marocain), fille fictionnelle d’immigrés nord-africains qui essayait au travers de la danse de se construire une identité, là, dans T3, ils focalisent leur production autour de Joël Bélanger, bel et bien actuel pensionnaire de l’hôpital psychiatrique de Vauclaire à Montpon-Ménestrol, en Dordogne.

Ce dernier d’ailleurs appelé sur scène par ses partenaires-acteurs viendra saluer le public, abolissant ainsi les frontières entre la fiction de la projection vidéo où il figurait et la réalité de fin de représentation. C’est lui « l’a-normal », au travers de son époustouflant témoignage filmé, qui est la plaque tournante de ce troisième opus dédié à la Personne. En effet, le fil rouge de la création du GdRA a toujours été le théâtre documentaire qui puise dans l’anthropologie la matière à la « fiction du réel », nouvel enjeu du théâtre politique. Ici, il s’agit, en partant du recueil brut de données fournies par des bribes d’histoires de vie, de construire un objet artistique fictionnel venant éclairer la réalité en lui restituant un éclat propre à nous atteindre, par surprise.

Partant du recueil d’une documentation (films sur la norme et la folie, rapports d’expertises juridiques et psychiatriques, littérature anthropologique et historique de la folie, écrits et œuvres des « malades ») enrichie ensuite par une pratique de terrain qui a amené notamment l’équipe à s’immerger dans l’Institut Psychiatrique de Montpon pour filmer (en plein accord avec toutes les parties) ce patient du Pavillon Monk, dont le témoignage – autant halluciné qu’hallucinant – va irriguer toute l’écriture scénique de « Sujet », le GdRA , fidèle à ses pratiques, a collecté trois années durant (de 2011 à 2013) les matériaux qui sont ensuite réagencés, passés à la moulinette « ré-créative », pour donner corps à cet objet artistique assez fascinant, tant dans sa forme que dans le contenu exp(l)osé.

Le texte rédigé par Christophe Rulhes, à partir donc de cette collecte rigoureuse de données, précède le travail de plateau qui, en fonction des propositions liées à la richesse spécifique apportée par les différents acteurs, fera évoluer dans les marges cette première écriture. Ainsi, Lara Barsaq, qui allie à sa qualité de danseuse, celle d’interprète de langues comme l’anglais mais aussi l’hébreu, fera que des langages différents, supports de la polyphonie culturelle au centre du projet, se feront entendre en se frottant les uns aux autres. De même, Armelle Dousset, qui en plus de sa formation de danseuse est une excellente accordéoniste capable de jouer d’une seule main de son instrument pendant que de l’autre elle joue sur un synthétiseur analogique, fera entendre sa petite musique personnelle. Quant à Vivi Roiha, à ses qualités de circassienne rompue aux voltiges de la corde lisse, elle joint un délicieux accent finnois qui fera résonner le texte autrement.

Dans la construction de cet édifice complexe et pluridisciplinaire où on retrouve, autour du texte porté principalement (mais pas uniquement, sa distribution étant chorale) par Nicolas Oton, la danse, le cirque, la vidéo mêlés les uns aux autres de manière assez inextricable, la musique précède l’écriture. Ainsi Camille Gaudou, qui vient du punk rock, a pour l’occasion troqué sa batterie et ses percussions pour d’autres instruments sonnant « moins fort, plus large, et plus profond » afin que les guitares et la clarinette basse de Christophe Rulhes participent avec l’accordéon d’Armelle Dousset à la « couleur musicale » de l’ensemble.

Mais qui dit pluridisciplinarité, ne dit pas pour autant concession à l’air du temps. En effet si nombre de spectacles actuels semblent parfois mêler danse, musique, et exploits circassiens dans le but inavoué de répondre au cahier des charges plus ou moins fantasmé de la modernité, le GdRA non seulement échappe à cette critique mais utilise ces différents modes d’expression comme les éléments essentiels d’une grammaire au service de sa syntaxe. Il invente un langage scénique qui, en déstructurant l’unicité de la forme, entend mettre en œuvre un langage multiforme, seul à même de rendre compte de la déconstruction nécessaire du sujet-humain. En effet pour contrecarrer toute vision dogmatique de ce qu’est une personne, le recours à des expressions éclatées que sont la vidéo, le cirque, la danse, le théâtre et la musique, participe de manière métaphorique à ce dessein.

L’individu n’est en rien une entité stable, mais un organisme vivant marqué par des discordances qui peuvent le fragiliser certes, mais qui le mettent aussi en correspondance avec l’altérité. Altérité de ce qui n’est pas lui, l’autre « a-normal » hors de lui et en lui, altérité du végétal et de l’animal, toutes ces altérités qui définissent l’Homme autant qu’elles le différencient en le constituant dans sa singularité plurielle. « Je est un autre », disait déjà Arthur Rimbaud qui savait de quoi il parlait, lui, « Petit-Poucet rêveur dont l’auberge était à la Grande Ourse » et aussi trafiquant d’armes. Pour se connaître, seule vaut l’expérience de l’altérité, hors de soi et en soi.

Alors cet homme qui se prend pour une biche et qui passe sa vie dans la forêt en communion avec les arbres, ce chercheur qui décrit le rituel des indiens Hopi, ce pensionnaire d’un institut psychiatrique qui profère être le Christ et Bruce Lee à la fois, cette chanteuse de tarentelle italienne qui raconte quels effets causaient les piqûres d’une araignée aux malades de l’âme, ce passionné d’Aby Warburg lui-même adorateur de Saint-Gilles, thaumaturge et patron des fous, quels rapports entretiennent-ils avec chacun d’entre nous ?

Ce sont là, subverties par la créativité d’une équipe artistique aussi rigoureuse que libre dans ses choix hors de la bien-pensance ordinaire (« on ne donne pas la parole à un pensionnaire psychiatrique pour en faire le « sujet » d’un spectacle ! », dixit un juge des tutelles imaginaire qui pourrait se prendre pour le Père Ubu …), quelques-unes des innombrables pièces de ce puzzle éclaté, et des formes multiples de leur expression, qui disent ce que nous sommes : des entités singulières qui ont besoin du lien avec les autres (d’où la symbolique des cordes lisses omniprésentes sur le plateau) pour se relier à l’humanité plurielle à laquelle elles appartiennent et sans laquelle toute quête identitaire n’est que calembredaine et autre billevesée.

Dans les plis de l’humanité plurielle se love la singularité de la personne. « Sujet », titre et à la fois manifeste de ce dernier opus, ne pouvait mieux conclure ces trois volets dédiés par le GdRA à son très remarquable et remarqué « Triptyque de la personne ». Quant à la Scène Conventionnée du Carré des Jalles, sa programmation « décalée » n’est pas pour déplaire, à juste titre, à un public aquitain en recherche de nouvelles écritures théâtrales de qualité.

Yves Kafka

Création du 19 au 22 mars au Théâtre Garonne, Scène européenne à Toulouse en co-diffusion avec l’Usine / En tournée : 28 mars au Préau-CDR de Basse Normandie de Vire; 5 avril à la Brèche-Pôle national des arts du Cirque de Basse-Normandie ; du 8 au 11 avril au Théâtre Romain-Rolland de Villejuif ; 23 mai au Parvis-Scène nationale de Tarbes ; 27 mai à l’Escale-Théâtre de la ville de Tournefeuille Toulouse.

Photo Nathalie Sternalski

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