ANGELIN PRELJOCAJ : « EMPTY MOVES », LA VICTOIRE DU BOURGEOIS
« Empty Moves » : Ballets Preljocaj / CCN d’Aix en Provence / Chorégraphie Angelin Preljocaj / Pièce pour 4 danseurs. Durée : 1h45
Il est de ces projets qui vous accompagnent toute une vie. Gorgio Strelher aura remonté Goldoni toute sa vie, Claude Viallat reviendra sans cesse aux haricots, Duras réécrira inlassablement son enfance indochinoise. Depuis 2004 et pour encore quelques années (la dernière et quatrième partie se fera un jour) Angelin Preljocaj revient régulièrement à cette bande sonore de John Cage : « Empty words ».
C’est en 1977, au Teatro Lirico de Milan que Cage crée sa performance Empty Words, découpage/tronçonnage/palimpseste de La Désobéissance civile d’Henry-David Thoreau. Le spectacle est enregistré avec les réactions des spectateurs, des applaudissements aux invectives, de la respiration aux déplacements. C’est sur ce matériau dense et performatif que Preljocaj invente une danse très loin des écritures narratives de ses grandes fresques éthérées.
Malgré tout, la disjonction entre sonore et visuel est troublante. Autant Cage crache son texte, autant Preljocaj lèche sa danse. D’un côté la diction est hachée/ânonnée, dans un rythme et une projection des-agréables. De l’autre, la danse s’écrit dans un grand mouvement sympathique et séduisant. Et l’on est séduit. Séduit par la qualité du mouvement, par la beauté de la chose, par la sensualité des danseurs… La pièce devrait d’ailleurs s’appeler Sexy moves tant elle est une immense variation sur le corps sensuel et humide.
Sur les quatre interprètes du soir, on reconnaîtra les indéniables qualités de danseurs de chacun, mais surtout de Yurie Tsugawa et Fabrizio Clemente qui allient intensité et engagement physique dans une interprétation toute en finesse. Ce sont des danseurs de Flamenco, à la fois taureau et muleta, capables de mettre un raz-de-marée dans un micro-dégagé et tous les orgasmes du monde dans un simple souffle. Ils maîtrisent tellement leur partition (autant la partie composée en 2004 et maintes fois jouées que le dernier tiers, créé il y a à peine quatre mois) qu’ils peuvent se permettre un regard, un sourire, un supplément d’âme qui rendent la partition plus chaude et plus sensible.
A entendre la bande-son émaillée de râles des spectateurs, on se pose forcement la question du public et de sa réception. Dans l’enregistrement de 1977, les spectateurs vont jusqu’à monter sur le plateau et prendre le micro pendant que Cage continue quoiqu’il arrive son œuvre artistique. Aujourd’hui, personne ne dit plus rien et McCarthy ne fait pas regonfler son œuvre. Le silence morne a gagné, les artistes acceptent de se taire face à la barbarie mentale.
Aujourd’hui, qui invectiverait qui ? Si les bourgeois spectateurs se lèvent, c’est pour applaudir des deux mains la danse consensuelle (sensuelle et con ?) d’Angelin Preljocaj. Le rapport de force est inversé, ceux qui crieraient à l’endormissement sont les nouvelles générations, qui, au lieu de transformer les salles en boxon, d’arracher les sièges et de critiquer violemment ces pièces de la séduction, restent confortablement assis dans les dorures de l’ancien temps. A l’époque, le bourgeois se révoltait dans la salle contre la malséance de Cage. Aujourd’hui, le jeune se tait face à la bienséance de Preljocaj. Les bourgeois ont gagné, la modernité épuisée se tait de n’être pas bien née, s’efface petitement, tandis que l’ancienneté, le beau style, s’agite et se pavane. Beckett se retourne dans sa tombe et Angelin Preljocaj est salué par la critique. Révolte et révolution ? Rideau.
Bruno Paternot
Voir notre article précédent :
https://inferno-magazine.com/2014/07/05/angelin-prejlocaj-le-souffle-le-coeur-le-muscle-et-la-volonte/
« Empty Moves » des Ballets Preljocaj : Chorégraphie Angelin Preljocaj. Pièce pour 4 danseurs. Durée : 1h45
Avec (en alternance pour l’instant) Virginie Caussin, Sergio Diaz, Yan Giraldou, Yurie Tsugawa ou Fabrizio Clemente, Baptiste Coissieu, Natacha Grimaud, Nuriya Nagimova. (en gras ceux de la représentation vue à Montpellier).Création sonore John Cage, Empty words.
Empty moves (parts I, II & III)
Création le 25 juin 2014 au Festival Montpellier Danse 2014, Théâtre de l’Agora
Coproduction Festival Montpellier Danse 2014, Théâtre de la Ville (Paris)
Empty moves (parts I & II)
Création le 3 juillet 2007 au Festival Montpellier Danse 2007, Cour des Ursulines
Coproduction Festival Montpellier Danse 2007
Empty moves (part I)
Création le 19 mars 2004 à Fontenay-sous-Bois
Un extrait d' »Empty Moves » (distribution différente, le danseur étant considéré comme un simple exécutant, il change indépendamment des représentations)
photos J.C. Carbonne
entièrement d’accord !