NOVART 2014 : « SANDRE », « LE MORAL DES MENAGES »
FESTIVAL NOVART : « Le Moral des ménages » : Stéphanie Cléau – Le Carré – Les Colonnes – du 28 au 30 novembre / « Sandre, monologue pour un homme » : Solenn Denis / Collectif Denisyak – Glob Théâtre / dans le cadre de NOVART 2014, Bordeaux.
« Le Moral des ménages », « Sandre » : De la mise à mort impossible du père à celle impensable de l’enfant
Deux pièces a priori ayant peu de points communs si ce n’est que l’une et l’autre traitent de zones obscures touchant au sacré. Ce qui se tapit enfermé quelque part en l’humain, au lieu d’être relégué dans le cabinet des monstruosités, devient une matière vivante questionnant l’effort dérisoire de l’ordre sociétal qui, en stigmatisant de manière péremptoire certaines conduites-limites, voudrait les reléguer dans l’inhumain, dans un effort inconsidéré de protéger ainsi le citoyen lambda d’éprouver l’humanité (certes menaçante) qui s’y love. Et la fonction du théâtre est bien d’en dire quelque chose de cette morale éviscérée des pulsions humaines.
Le Moral des ménages, tire son inspiration du roman éponyme d’Eric Reinhardt. Mis en scène par Stéphanie Cléau, le personnage incarné par Mathieu Amalric a affaire avec l’image d’un père défaillant, veule et soumis, dont il n’a de cesse de vouloir se débarrasser comme si elle lui collait lui-même à sa peau de loser. Tuer le père pour être soi, une vieille antienne de la psychanalyse qui, si elle donne parfois l’impression de « radoter », ne fait que dire ce qui se répète à l’envi. Ainsi, faute de n’avoir pu terrasser cette figure paternelle qui l’obsède (à l’image du sempiternel plat de courgettes servi inéluctablement trois fois par semaine par la mère, avec la régularité du tranchet de la guillotine, lors des dîners familiaux d’une sordide tristesse), il sera lui-même honni par sa descendance et condamné à errer d’échec en échec sentimental et/ou professionnel.
Iconoclaste, le parti de s’en prendre à la classe moyenne laborieuse et à la morale sans tache qui fait que le respect des plus puissants desquels dépend son petit confort est érigé en credo de soumission indéfectible. Au nom du père qui a accepté sans rechigner toutes les humiliations d’une hiérarchie sans scrupule (ah la trahison de ce directeur dépressif, Saint Hippolyte, que le père, muté contre son gré à La Roche-sur-Yon, a pourtant sauvé des eaux avant qu’il ne le licencie lui-même pour faute de résultats), au nom de ce père qui a dû renoncer à son désir d’aviateur où il aurait pu littéralement s’envoyer en l’air au lieu d’épouser une femme castratrice de tous ses rêves de jeunesse, au nom donc de ce père qui va finir dans un placard au propre comme au figuré, Manuel Carsel – c’est le patronyme de ce quadragénaire, chanteur raté « dés-enchanté » – n’a hérité d’aucun manuel de savoir-vivre.
Ainsi, tentant en vain d’échapper au diktat familial d’une mère abusive et d’un père désabusé et discrédité, crooner de pacotille et loser en tous genres, poursuit-il le rêve pathétique d’étreindre la Femme au travers de ses multiples conquêtes. Les robes suspendues sagement chacune sur leur cintre, et qui meublent tout l’arrière du plateau, métaphorisent les coquilles vides de ses rêves échoués là comme les dépouilles de ce qui n’est jamais advenu. Quant à sa fille, produit soustrait de lui-même et de son union avec une neurologue de Neuilly (ascension sociale qui témoigne de son inaptitude à n’avoir pu résister « jusqu’au bout » au désir parental), lui échoue le soin de lui planter la dernière banderille. Venant de la salle, le lieu du réel, elle se saisira du micro pour, en lui tournant définitivement le dos, faire pleinement entendre qu’il n’existe tout simplement pas. Faute d’avoir pu tuer en lui la figure défaillante du père, Manuel Carsen sera définitivement, et cette fois sans appel envisageable, nié par le « rejet » de lui-même, sa fille.
Plongé dans des halos de lumières allant de la pénombre aux sunlights, le plateau résonne aux sons des paroles pathétiques de cet homme à la dérive, incarné superbement par un Mathieu Amalric dont l’inquiétante étrangeté est décidément une seconde peau, à l’écran comme au plateau. Quant aux différentes figures féminines (mère, épouse, maîtresse, fille) qui hantent l’existence de cet homme tentant désespérément de combler un manque originel, elles sont tout autant remarquablement endossées par la même actrice, Anne-Laure Tondu. La vidéo projetée en fond de scène délivre, comme le feraient des images subliminales sorties d’un rêve ou d’un cauchemar, des roseaux fragiles (à défaut d’arbres virils) où viennent s’incruster les reflets mouvants et insaisissables de la figure du père à jamais trouvé.
Sandre, Monologue pour un homme, de Solenn Denis, est mis en scène par le Collectif Denisyak, né de la rencontre entre le comédien metteur en scène Erwan Daouphars avec l’auteure précitée. Sur le plateau, un fauteuil hors d’âge et un lampadaire à l’abat-jour d’un autre âge immergent dans une atmosphère atemporelle comme pour signifier que ce qui va se jouer-là a valeur universelle. Un homme assis (comment pourrait-on rester debout après avoir vécu ce qui va se dire ?) se raconte au rythme des « éclairages » du variateur lumineux. Ou plus exactement, il raconte à la première personne l’histoire d’une femme, d’une épouse, d’une mère, qu’il ne peut être, lui, puisque, jusqu’à preuve du contraire, les hommes ne peuvent connaître l’enfantement, même s’ils sont sortis eux aussi du ventre d’une femme.
Que dire de cette vie – qui n’en est pas une – passée à devancer servilement tous les désirs de son homme en abdiquant les siens. Lorsqu’il veut parler de son travail, elle l’écoute ; lorsqu’il n’en a pas l’envie, elle regarde la télé. Une vie (on pense au titre éponyme du roman de Maupassant) où la principale préoccupation est de « garder l’homme par le ventre, en lui faisant de bons petits plats ». Une vie passée entre les fourneaux, le ménage, l’élevage des deux enfants, le sempiternel repas dominical à la table de la mère du mari, le travail et les courses. Bien sûr, une fois, il y a eu le théâtre, son mari avait eu « deux places par son travail », une autre fois un bouquet de fleurs (« mais à quoi bon, des fleurs, ça coûte et on en a dans le jardin… »), quant aux voyages, ils sont remplacés par les barbecues avec les collègues de travail du mari où la salade qui accompagne les grillades ne doit surtout pas contenir des œufs ! C’est donc sans eux, et en se reniant elle qui aime les œufs, qu’elle la sert désormais la salade.
Et puis comme les histoires d’amour (?) finissent mal en général, elle va être délaissée, elle, l’épouse légitime, qui étant passée devant le maire et le curé pour sacraliser l’union, se sentait liée à vie par le contrat en bonne et due forme qui scellait leur mariage. Et pour qui va-t-elle être déclassée de cette place à laquelle elle s’accrochait ? La secrétaire du mari (!!!). Faut dire qu’elle en a mis du sien, la fidèle épouse, pour en arriver là… Les petits plats qu’elle confectionnait pour lui, lui ont donné à elle du gras. Et le gras, si le mari l’apprécie dans son assiette, il l’aime moins dans les bourrelets de sa moitié… Mais surtout, peut-on être désirable, si soi-même on est vide de désirs ? Et afficher un sourire factice de circonstance quand tout vacille autour, tout simplement « pour informer le cerveau que tout va bien », pour faire semblant, ne relève-t-il pas d’une stratégie annoncée à l’avance comme « Mistral Perdant » ?
Quoi qu’il en soit, les souvenirs de « la beauté qu’elle se faisait » et de quelques images heureuses arrachées au passé (la rencontre, les premiers moments, le bouquet…) lui reviennent comme des bombes à retardement qui percutent sa situation présente. Ce qui est le plus insupportable dans le fait d’être délaissé(e), ce n’est pas le rejet actuel, c’est le souvenir de ce qui a été heureux dans le passé (ou du moins fantasmé comme tel) et dont la perte aujourd’hui apparaît irréparable.
Mourir d’aimer ou de ne plus être aimé ? Là n’est pas la question. La question, elle se love au creux de son ventre qui grossit, œuvre d’un dernier assaut du désir du mâle pour son corps de femme répudiée. Comment ce qui grandit en elle, qui n’est pas elle, mais qui occupe en secret tout son espace personnel, pourrait-il être dans ces conditions investi comme objet de désir ? Aussi, hors d’elle… ou plutôt bien en elle, « Elle » advient à elle-même. Peut-être pour la première fois, sujet d’elle-même, elle va advenir à sa condition de femme désirant ne pas enfanter ce qui est nullement le fruit de l’amour mais son inverse, sa perversion dans son contraire ; elle va accoucher seule sur le carrelage froid de la cuisine et étrangler l’intrus avant que l’air ne remplisse ses poumons.
Infanticide aux yeux de la société qui ne peut légitimement « penser » un tel acte qui remettrait en cause la survie de l’espèce, elle accède à son humanité de sujet désirant en donnant la mort à l’enfant que l’homme lui a fait alors qu’il venait de la rejeter. C’est par le truchement de la mort qu’elle donne qu’elle (re)prend pied dans le monde des vivants. Autant dire que « ça » fait figure d’aporie humaine et s’inscrit dans l’impensable de nos sociétés.
Le sujet abordé, pour délicat qu’il soit, ou peut-être à cause de son brûlant contenu, trouve toute sa place dans la création théâtrale qui se doit de questionner inlassablement la réalité ; fussent-elles dérangeantes ces questions posées à l’humanité à l’œuvre y compris dans ses zones limites. C’est à cet endroit, justement, que se situe le regret… En effet, le texte paraît céder à plusieurs reprises à certaines facilités, comme au final, lorsque nous est révélé que le prénom de l’enfant mort-né sera Sandre (prénom « qui n’existe pas », Cf. son destin…) car, « comme c’était un garçon, Sandrine – prénom de la rivale – ne pouvait être »… N’est pas Médée – cette figure de femme entière qui tue ses enfants qu’elle aime par ailleurs en assumant pleinement son acte – qui veut… Là on serait plus près du roman-photos (tuer la rivale – de plus « secrétaire du mari » – au travers de l’enfant) que du tragique du quotidien illustré par ce fait divers, terriblement banal mais qui, pour en exposer la force tragique, aurait eu besoin d’être servi par une langue plus acérée, plus mordante, et peut-être aussi, puisque c’était le parti pris de l’auteure, par un comédien à la virilité plus affirmée pour dissiper toute ambiguïté.
Yves Kafka
Très intéressantes critiques qui me donnent envie d’y assister. Merci