MEG STUART, « HUNTER », CENTRE POMPIDOU

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Meg Stuart : HUNTER / Centre Pompidou / 4 – 7 février 2015.

Jouer avec le feu, faire le grand saut, plonger dans un trop plein de matières, sonores, visuelles, kinesthésiques, chaque soir comme la toute première fois. Louvoyer à travers des territoires d’inconfort, rester sur le qui-vive, à l’écoute du moindre sursaut de son être, chasseur chassé en proie à d’insoupçonnables intensifications, tempêtes magnétiques et autres embuches de l’imaginaire corporel. Et s’il fallait ne garder qu’un éclat, à l’instar de cette petite sphère de verre ramassée furtivement à même le plateau, un an auparavant, à la fin de Sketches/ Notebook, ce serait cette phrase, « running naked in the woods », avec tout ce qu’elle a de frais, d’impulsif et de terriblement vivant.

Sacrifier au feu et au hasard
La table de montage est saturée d’images – visages d’enfants, portraits de famille aux teints vaguement passés ou found footage, imagerie pop et documents intimes – organisées patiemment en constellations et strates. On y distingue également quelques brins d’herbe dans un bocal. Leur combustion sera immédiate. Des flammèches avides, capricieuses, voraces, vont se répandre dans les interstices de cette architecture fragile, consommer certaines photographies, révéler d’autres images. Dos au public, légèrement penchée sur la table de travail, Meg Stuart est en train d’accomplir un petit rituel incantatoire. Il faut passer par là, sacrifier au feu et au hasard, pour qu’autre chose puisse apparaître. Un fil rouge conjure les éléments, alors que l’ensemble tourne.

Pulvérisée dans les flux sauvages
Un renversement des perspectives s’opère du plan de travail au plateau. La chorégraphe est désormais au centre d’un espace réticulaire dont les lignes de force débordent dans la salle, surplombent les gradins, un espace animé par des énergies secrètes. La matière sonore se met à bourdonner – neige cathodique, brouillages, ondes pirates, survivances spectrales et échos, voix enfouies, orphelines qui reviennent avec l’insistance d’une hantise. Meg Stuart évolue comme pulvérisée entre les différentes fréquences, elle semble un peu perdue, tiraillée, prise entre, dans ces flux sauvages. Sa danse s’apparente aux changements d’état imprévisibles et aux mouvements d’humeurs dévastatrices de quelque entité protéiforme, infra-subjective, moléculaire, tout droit sortie de ce scénario oublié de Félix Guattari*. Son corps devient un véritable outil sensible, récepteur des oscillations et saccades, intensificateur, capteur d’énergies innommables, il sert à circonscrire et remonter le temps. Des champs magnétiques brutalement entrechoqués semblent favoriser l’apparition des images qui remontent à la surface d’un magma corporel exacerbé pour s’inscrire sur les différentes surfaces de projection, de l’embrassure protectrice d’un écran en bois à la texture épaisse et poreuse d’un tissu qui n’a pas encore déplié tous ses secrets. Les canevas d’accueil se démultiplient, aux qualités, nuances, configurations diverses. L’espace devient entièrement sensible, complètement ouvert aux souvenirs a-personnels, génériques. Les images se répondent selon des rythmes qui semblent obéir aux pulsions liminales d’un rêve qui nous échappe subrepticement. Des miroitements fusent dans tous les sens.

Une déconcertante dédramatisation du solo et de la figure héroïque du créateur
Quelque chose de la matière des expérimentations de Sketches/Notebook a filtré jusqu’à Hunter. Une même recherche a nourri les deux créations. Ils étaient plus d’une douzaine à labourer le terrain de jeu, dans des décharges fulgurantes, constellations protéiformes et autres chaines organiques qui englobaient les corps mêmes des spectateurs. Meg Stuart se retrouve désormais sur le plateau, dans une position de fragilité pleinement assumée, exposée, en proie à la déferlante de matériaux chorégraphiques. Car elle décide de tout garder, ou presque. Elle y ajoute même une séquence à la première personne, littéralement autobiographique. Ce faisant, elle met en acte une déconcertante dédramatisation du solo et de la figure héroïque** du créateur. L’artiste revendique le droit d’être débordée, submergée dans les flots de matières sensibles, bousculée encore et toujours, donc terriblement vivante. Certains vont croire déceler dans cette proposition, quelques vingt ans après ses premières pièces, la fugue impétueuse, la démesure et l’avidité d’un premier travail. Le geste de Meg Stuart respire au contraire une énorme générosité. Tout se chevauche, tout se télescope, tout est là, se donne et s’obscurcit, dans une densité parfois insoutenable. Il s’agit avant tout de choisir l’angle, le cadre, dans une cascade de mises en abime, le point de vue, à son corps défendant, de partager la conscience du fait que le cadre peut se déplacer, danser sur les murs de la grande salle et sur le plafond, quitte à mettre à mal le déroulement du film, à ralentir ou altérer le défilement, le rythme des images.

Smaranda Olcèse

* Un amour d’UIQ, scénario de Félix Guattari. Voir également le beau film de Graeme Thomson et Silvia Maglioni, In Search of UIQ (2013)
** selon l’expression d’André Lepecki

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