« ODA MATERIAU », UNE LANGUE « AU NORD DE L’AVENIR »

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ODA matériau d’Arnaud Poujol / OARA Molière-Scène d’Aquitaine, mardi 24 novembre, dans le cadre du mois d’actions autour des écritures contemporaines.

Cette sortie de résidence, présentée devant une salle comble, le mardi 24 novembre à l’OARA – Scène Molière Aquitaine – peut produire l’effet d’une petite bombe en ces temps voués à la « consensualité » revendiquée. ODA matériau – comme Orphée, Daphné, Actéon – relève d’une écriture très exigeante… mais en rien « élitiste », « simplement élitaire pour tous » selon la belle formulation d’Antoine Vitez qu’Arnaud Poujol reprend volontiers à son compte. En effet de quoi s’agit-il, pour peu que l’on fasse abstraction des propres mots de l’auteur qui, pour si pertinents soient-ils (Cf. présentation de la feuille de salle : « Ecrire, ODA matériau, c’est revendiquer une parole scandaleuse, une langue « au nord de l’avenir » dirait Paul Celan »), peuvent brouiller l’entrée dans la pièce en intimidant l’homme ordinaire que nous sommes ?

En effet, en dehors des références marquées aux Métamorphoses d’Ovide et aux mythes d’Orphée, Daphné, et Actéon, se dit là, dans les plis de cette langue poétique et mystérieuse, quelque chose qui a affaire avec ce que chacun d’entre nous – en tant qu’être de désir – porte au plus profond de soi ; quelque chose d’enfoui et secret que l’on pourrait tenter de dénommer, en faisant un emprunt à Luis Bunuel, « l’obscur objet du désir ». Point n’est besoin de culture classique pour se laisser porter par cette histoire sans histoire, vieille comme l’homme, de l’imaginaire du désir vrillé au corps.

Cela suppose néanmoins d’être totalement « décomplexé » par rapport aux références qui nous manqueraient, ou encore, par rapport à notre « compréhension limitée » de ce qui nous est donné à entendre. Surtout aucune crispation – d’ordre masochiste – sur nos supposés manques de culture n’est de mise… Mais au contraire une invitation à un lâcher prise total, un abandon au simple plaisir d’entendre même ce qui nous échappe… Dès lors, se distille en nous une petite musique qui nous ravit à nous-même pour nous porter les «plaisirs divins», mais ô combien humains, que nous partageons avec les dieux et déesses.

Rêver, les yeux fermés comme on nous y invite au début du spectacle, pour n’avoir que nos yeux pour entendre de l’intérieur nos « dé-rives » personnelles, seules garantes des « rives » où notre imaginaire nous conduira, tel est le sésame. Car, comme le dit si pertinemment Paul Ricœur : « Le rêve est à la mythologie privée du dormeur, ce que le mythe est au rêve éveillé des peuples. » C’est ainsi qu’on pénètre l’œuvre « mythologique » en se délectant en privé du frisson qu’elle nous procure, loin des approches rationnelles apprises par l’école et qui nous livrent, perclus d’interdits, au diktat d’un savoir figé excluant.

Il faut dire que l’écriture d’Arnaud Poujol peut dans un premier temps déconcerter… et c’est en cela même qu’elle nous « concerne » en nous touchant en plein dans le mille. Ainsi se juxtaposent la musique de Schubert (Le Voyage d’hiver, Le Joueur de vielle), une poésie aux accents métaphoriques classiques (« Nous sommes couronnées de lierre… Nous changeons les sources des forêts en lait de chèvre… et la neige de nos bouches devient du miel »), et l’irruption d’une langue contemporaine aux accents pornographiques assumés (« Je veux une chatte et un cul qui seraient… ») en tant que ceux où Georges Bataille situait la place de la pornographie.

« … de Georges Bataille, d’Éros et donc de Thanatos, de la mère et donc du désir, d’érotisme et donc du sacré, du blasphème et donc de l’obsession, de l’œil et donc de la vulve, de la rage et donc de l’animalité, de cochonneries en un mot, c’est à dire de Dieu. « J’écris – dit Georges Bataille – pour qui entrant dans mon livre y tomberait comme dans un trou. (…) Tout le monde sait que ce qui rend l’homme le plus heureux, ce sont les sensations les plus intenses. Ce qui me paraît le plus intéressant, dans le sens du bonheur ou du ravissement, se rapproche davantage de ce à quoi l’on songe lorsqu’il s’agit de quelqu’un comme sainte Thérèse ou de saint Jean de la Croix que de la première chose à laquelle j’ai assez visiblement fait allusion. L’intensité des sensations est précisément ce qui détruit l’ordre. Et je ne crois pas que cela ait d’autre intérêt. Il est essentiel, pour les hommes d’arriver à détruire, en somme, cette servilité à laquelle ils sont tenus du fait qu’ils ont édifié leur monde, le monde humain, monde auquel je tiens, d’où je tiens la vie, mais qui tout de même porte avec lui une sorte de charge, quelque chose d’infiniment pesant, qui se retrouve dans toutes nos angoisses, et qui doit être levé d’une certaine façon. » (extrait d’une présentation sur France Culture de la place assignée à la pornographie dans l’œuvre de Georges Bataille.).

« L’intensité des sensations est précisément ce qui détruit l’ordre », cette phrase semble-t-il, est au cœur des visées d’écriture d’Arnaud Poujol, l’endroit même où il situe les enjeux de son travail. Ainsi, ce qui pourrait « paraître » une préciosité de l’inconvenant pornographique enchâssé dans une langue d’une pureté classique n’est que la nécessité impérieuse d’introduire le « désordre » pour, en déconstruisant l’ordre bourgeois d’une langue dont l’horizon d’attente est celui de la classe dominante, libérer le sens… en libérant nos sens à nous.

Ce texte (publié aux Editions Moires) « s’entend » donc hors de tout prérequis d’ordre cognitif puisque l’adresse est celle de nos sens mis à vif. Enfin – et peut-être surtout, car n’oublions pas que ce texte est destiné à être joué (Production J’adore ce que vous faites) – ce qui rend ODA matériau encore plus vivant, plus « accessible » à tout un chacun, c’est la très belle scénographie, mise en scène (de l’auteur), mise en lumières (avec la complicité de Jean-Luc Terrade), mise en musique (de Serge Korjanevshi et Benjamin Ducroq), et les interprètes « désirants » que sont Vincent Nadal – d’un rayonnement apollinien – entouré par Sonia Millot, Florence Marquier, Cécile Delacherie, et Elise Servières.

Un théâtre « parlant », traversé de part en part par l’écriture du désir, à la juste portée de nos sens.

Yves Kafka

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