« SITCOM », « COME OUT » : DEUX PERFORMANCES HAUTEMENT SUBVERSIVES

« Sitcom » conception et interprétation Nicolas Meusnier / « Come Out » conception et interprétation Antoine Marchand, vidéo « Energie » Thorsten Fleish, musique « Come out » Steve Reich / L’Atelier des Marches du Bouscat de Bordeaux, 28 et 29 mars, dans le cadre du Printemps des Marches – Edition 2 – du 6 au 29 mars 2019.

Pour clore cet atypique Printemps des Marches – Edition 2 -, Jean-Luc Terrade a offert à deux performers à l’engagement total son espace de création de L’Atelier des Marches. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils s’en sont avidement saisi, l’un et l’autre, pour déglinguer en beauté les murs du politiquement correct élevés par nos sociétés afin de faire écran aux perturbations internes ou externes.

« Sitcom » échappe à tous les attendus du genre – la dominante humoristique étant ici que pur épiphénomène à la marge -, si ce n’est que l’unité principale de lieu, la table de la cuisine familiale, offre le décor minimal de cette saga familiale. Présentée comme la synthèse de différents « épisodes », mixés sans chronologie les uns aux autres tant ça se bouscule dans la tête au bord de l’implosion de l’acteur-narrateur traversé de part en part par des flashs intrusifs, la vie d’une famille décomposée est recomposée en direct.

Nicolas Meusnier, armé d’une liasse de papiers sur lesquels des notes imprimées sont jetées, à l’instar d’un work-in-progresss, se démène corps et âme sur la scène tendue d’une bâche immaculée écrasée d’une lumière blanche éblouissante, dans un dispositif tri-frontal créant une proximité avec les spectateurs confondus dans le même espace. Et cette scène, ainsi organisée, laisse place très vite à l’autre-scène, celle où vont surgir les traumas d’une enfance renvoyant à une histoire de la violence ordinaire.

Totalement « hors de lui » – à entendre « en lui » -, excité au possible, puis abattu, se rongeant les ongles, le performer, avatar d’un personnage-personne nourri de sa propre biographie, projette à grands renforts de hurlements et de postures outragées les éclats d’une mémoire à vif qui l’obsède. Du micro saturé de décibels d’où s’échappent les chansons d’un karaoké familial, à la table de la loi matriarcale, tout n’est que bruits et vacarmes pour dire une souffrance intime explosant avec fracas.

Les cris injonctifs de la mère. Sa bouffée délirante. Ce trajet en train avec ce garçon qu’il a n’a pas cessé de mater tellement il le trouvait beau, et qui a fini par lui jeter un regard. Ensuite, la voiture parentale garée devant la gare, qu’il ne voit pas, et le sac oublié, tant il est troublé. Eclats mémoriels coupants comme des lames. Il consulte ses papiers, lit à voix haute, On est là pour se foutre les couilles sur la table. Il danse avec la nappe, met le couvert. Engueulades parentales couvertes par une musique assourdissante. Il lit, Grosse tête engoncée de la mère. Dort sur le canapé. Ronfle. Et puis, réflexion qui fuse, Il nous a fallu du courage pour qu’aucune question ne se pose jamais…

Le magnétophone à bandes déroule ses inscriptions mêlées aux souvenirs erratiques. New-York, Los Angeles. La dernière nuit passée ensemble. Il se fait prendre sur la table, gémissements. On s’est séparés, j’ai gardé l’image du cuir de son perfecto, j’ai oublié son visage. Je voulais dès le départ, mais il y a des choses que je n’arrive pas à dire. La voix de la grand-mère, Ne t’énerve pas. Tu as vu l’état dans lequel tu es ! Mamie, elle n’aime pas te voir ainsi. Depuis tout petit, des cris, des nerfs, je savais qu’il ferait des bêtises ! Pourtant, pas vrai Nico que tu as tout ce que tu veux ?… Maelström infernal où la « voix du dedans » présente s’intrique dans celle d’un passé lointain délivré par le magnéto, pour ne plus faire qu’une. Je m’en fous j’irai me faire baiser, même si je dois crever ! Qu’il me donne des coups de pied ! Je ne peux pas vivre si tu ne me regardes pas. Et la petite sœur, Manon. Les disputes pour le micro du karaoké, et elle de crier, Il prend mes peluches pour se frotter le zizi !

Ses aventures hard, présentes et passées, toutes mêlées dans un temps éclaté. Je me suis mis à regarder les hommes mariés. L’un m’a donné son numéro dans les rayons du supermarché où il accompagnait sa femme. Pas de rapport amoureux, tu le niques une ou deux fois c’est tout. Le babysitting, c’était joindre l’utile à l’agréable. Le père m’a pris – et il rejoue sur la table la scène en direct, pantalon à moitié baissé – et quand j’ai hurlé « papa », il m’a dit de ne pas l’appeler ainsi. Ensuite l’Arabe et la baise tranquille.

La photo de famille retrouvée. Ambiance de noël, sapin, petit frère, ma mère, mon père. Les disputes des parents qui hurlaient, lui la tête cachée sous un drap, refuge pour ne pas entendre. La carte d’anniversaire écrite de la main de la maîtresse, Birthday maman. Et puis les premières crises de la mère… Les gâteaux écrabouillés sur la table parce qu’elle ne trouvait pas l’ouverture du paquet. D’après toi, il y avait des signes ? Les menaces avec la hache, trancher ma tête. J’avais six ans, ça ne me paraissait pas plausible. Pour moi c’était maman, c’était normal qu’elle soit comme ça. De nouveau, le magnéto. Elle qui gueulait comme un putois, Y’a rien à faire, je vais le tuer. Lui, dans le couffin encore, ses pleurs. Une autre voix, Ils seront tous placés à l’assistance publique, ils seront malheureux. Et puis le couteau mis sous la gorge de Mathieu tout petit. C’est violent quand même tout ça…Son départ de la maison après lui avoir dit l’amour qu’il ne lui avait jamais dit. Et – sans transition – elle peut faire ce qu’elle veut en HP, je me bats les couilles qu’elle crève.

Quant à la chute – mortelle ! – elle laisse le personnage-personne, la tête entre les mains, vidé de son histoire, sanglotant et laissant échapper un J’ai peur, à peine audible… Performance saisissante d’une descente en soi pour revisiter le chaos d’un passé familial accidenté où l’authenticité à fleur de peau du comédien, intriquant le geste à la parole pour rendre compte artistiquement – le statut de ce spectacle étant d’être répété – de l’intime qui nourrit son travail. Par bien des égards, cet engagement total et sans fard au service de la création pourrait renvoyer à celui d’Angelica Liddell qui « fait œuvre » elle aussi des « perturbations » inscrites dans les plis de sa chair. Une belle filiation – à cultiver sans frein – pour l’artiste complet qu’est Nicolas Meusnier…

« Come out », du performer Antoine Marchand, puise son titre dans la phrase prélevée dans les dix heures d’enregistrements des six afro-américains inculpés de meurtre et passés à tabac par la police au moment des émeutes noires de Harlem. « I had to like open the bruises up and let some of the bruised blood come out to show them – je devais ouvrir les blessures et laisser s’exprimer ces marques tachées de sang pour pouvoir ensuite les montrer », clamait l’un des inculpés – innocent – pour faire entendre la gravité des coups reçus. Calquant son tempo sur celui de la musique répétitive du « Come out » de Steve Reich, un magnétophone à bandes des années 70 posé au sol fait entendre en boucle cette phrase pour ne retenir ensuite que le « come out » du titre éponyme emprunté à l’œuvre composée par le pionner de la musique minimaliste. Devoir ouvrir les blessures pour en sortir le sang noir meurtri et l’exhiber comme preuve de la barbarie subie, tel est le propos.

Seul en scène, un homme de dos se détache sur l’écrin noir du plateau, il est nu jusqu’à la ceinture. Un texte défile sur l’écran blanc tendu sur le mur du fond afin de contextualiser l’événement à venir, à vivre comme un hommage aux « Harlem Six », ces afro-américains battus sauvagement par les policiers, gardiens de l’ordre dominant établi. Le magnétophone vintage crache sa phrase, s’arrête, et redémarre. Bientôt seule l’expression du titre est reprise. Alors, avec une détermination calculée, presque au ralenti, le performer s’applique à vider une à une sur sa tête et ses épaules nues le liquide noir contenu dans les six bouteilles disposées à ses pieds. Le sang noir trace d’épais sillons sur la peau blanche du dos, jusqu’à l’en recouvrir entièrement.

L’homme amorcera un demi-cercle vers le public qui découvrira son visage enduit de sang noir et son buste à l’identique. Des cintres, se déverseront alors une ribambelle de bandes magnétiques l’ensevelissant de la tête aux pieds. Sur ces rubans, l’on « entend » le message de la phrase initiale, dupliquée à l’infini, dont les mots désormais « font corps » pour porter au-delà de la disparition des victimes la voix de leur révolte. Quant à la chute, elle sera fournie par une vidéo – en noir et blanc – de nature à « faire bouger les lignes ».

Mise en jeu mémorielle d’authentiques actes de barbaries perpétrées à l’encontre de six afro-américains inculpés lors des émeutes naguère de Harlem, cette courte forme jouée et/ou chorégraphiée impeccablement par Antoine Marchand, hiératique, est aussi sobre que percutante. Echo en nous des poings gantés de noir des deux afro-américains montés sur le podium du 200 mètres olympiques aux Jeux de Mexico de 1968, cette performance – qui reprend à son compte les intentions de Steve Reich dont l’œuvre musicale est diffusée – a l’impact d’un coup de poing réveillant nos mémoires assoupies.

Yves Kafka

Photos copyright Nicolas Meusnier (Sitcom) et Félix Houliat (come out)

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives