« SPECTATEUR : DROITS ET DEVOIRS », UNE MISE EN ABYME DU THEÂTRE PAR LE THEÂTRE

« Spectateur : Droits et Devoirs » écriture collective et interprétation Baptiste Amann, Solal Bouloudnine, Olivier Veillon, Cie L’Annexe, Glob Théâtre, Bordeaux du 4 au 11 avril 2019.

Depuis Pierre Bourdieu et son essai « La Distinction » on n’est pas sans connaître le rôle prééminent du milieu d’appartenance dans le processus de reproduction sociale, elle-même fortement impactée par l’héritage du capital culturel de chacun déterminant entre autres son « habitus » de spectateur potentiel. Mais tout en voulant dénoncer l’iniquité fondamentale de cette situation clivante, où la violence symbolique du capital culturel prend le pas dans le processus d’asservissement sur la violence économique exercée par les disparités du capital détenu, l’éminent sociologue utilisait pour ce faire un langage de spécialiste excluant de sa portée « les déshérités ». Alors, lorsque trois trublions agités du bocal et issus de la même école de théâtre, l’ERAC de Cannes, se retrouvent « au même niveau » (pas de metteur en chose) que le public dans la salle du Glob Théâtre de Bordeaux pour organiser à l’intention des quidams rescapés d’un public en voie de fossilisation sociétale une vraie fausse conférence gesticulée « en tous sens » afin d’explorer de manière déjantée (c’est-à-dire à fond la caisse) le concept de spectateur, on vit organiquement de l’intérieur combien « être spectateur » n’est pas gagné d’avance – pas plus d’ailleurs qu’« être (tr)acteur » -, à chacun de creuser son sillon.

En effet si le théâtre – θεασθαι – étymologiquement dans la Grèce antique était « le lieu d’où les spectateurs voyaient », les gradins sur lesquels nous sommes présentement installés nous désignent de droit comme la partie constituante de ce que l’on nomme aujourd’hui Théâtre. A ce titre, est-il urgent de nous accorder une formation accélérée en sept chapitres (comme les jours de la Création dans la Bible) déclinant les us et coutumes à posséder pour advenir au digne statut de spectateur. Ainsi un organisme de formation à but intéressé – l’OCDS, Observatoire des Comportements du Spectateur – a-t-il délégué trois de ses consultants de pointe, Baptiste Amann, Solal Bouloudnine et Olivier Veillon, pour aiguillonner le spectateur qui sommeille à l’état sauvage en chacun afin de le faire venir au monde… artistique.

Après les objectifs annoncés, la méthodologie employée convoque les modalités de pointe prisées par le monde de l’entreprise, faisant son beurre et son argent des nouvelles technologies à la mode, sous forme de successions de PowerPoints projetant sur grand écran des diaporamas composés d’emprunts hilarants à des pubs (celles des familles éclairées de bonheur par l’acquisition de la nouvelle cafetière ou le prêt accordé par le Crédit Agricole et consorts) ou autres reportages détournés. Ce contrepoint très contemporain, illustratif des propos « édifiants » tenus par les trois (faux) conférenciers « sérieusement azimutés », est redoublé par des saynètes jouées, elles d’un kitch flamboyant, réutilisant tous les codes des séries les plus éculées (Cf. les épisodes de « Steph va au théâtre pour la première fois de sa vie »). Et si au bout de ce parcours se terminant comme il se doit par une fausse chute – un bord de scène plus vrai que nature donnant lieu à un savoureux pastiche digne de ceux concoctés par Les Inconnus (de retour à l’Arena de Bordeaux fin janvier) – l’acteur est désacralisé, le spectateur pris à témoin et/ou (subtilement) impliqué directement s’en trouve lui rasséréné quant à ses réelles compétences de « regardeur » estampillé.

« Comment est-on passé d’un spectateur chasseur cueilleur originel, à un spectateur agriculteur quasi-absent de nos salles de théâtre aujourd’hui ? », that is the question… Tableaux et graphiques à l’appui, force est de constater que, des âges les plus reculés de la protohistoire à 2019 en passant par les années 80 du précédent millénaire, l’émiettement continu de la proportion de travailleurs de la terre dans les salles de Théâtre fait florès. D’ailleurs un sondage « de terrain » ne confirme-t-il pas le savoir savant des chiffres avancés ? Aucun agriculteur ce soir dans la salle du Glob Théâtre de Bordeaux ! Heureusement d’ailleurs car sinon – c’est déjà plein à craquer – où les aurait-on mis ? Sans compter, mais là n’est pas le privilège du spectateur-agriculteur qui partage avec toutes les autres catégories cette caractéristique, le spectateur stressé qui n’a pas le temps de prendre de douche, ou celui qui s’habille comme un as de pique ou s’avachit dans son fauteuil s’il ne s’endort pas carrément ce qui est très pénible pour l’acteur obligé lui de faire son job, ou encore le djeun qui laisse son portable allumé, les indésirables sont plus nombreux que l’on ne le croit. Et même si l’on va un peu plus loin – et l’on est là pour ça, non ? – le Spectateur est l’ennemi à abattre pour l’acteur qui se démène afin de tenter d’échapper à sa tyrannie, dixit l’acteur au bord de la crise de nerfs qui conclura : « Le Spectateur est un assassin ! Un spectateur est toujours un spectateur de trop », avant de quitter (faussement) furibard le (faux) bord de scène.

Mais si le spectateur a des devoirs, il a aussi des droits. Par exemple, celui de participer ! Oui… donc le droit corollaire de ne pas participer ?! Certes… mais alors, lorsque l’on demande à ceux qui ne veulent pas participer de lever la main, est-ce que l’on respecte leur droit de ne pas participer ? Ce débat à haute valeur existentielle déchirant les trois (faux) formateurs en venant aux mains, se termine par une (fausse) rixe « expliquée » ensuite pour édifier le (vrai-faux) spectateur aux ressorts de la vraie dramaturgie théâtrale. Théâtre dans le théâtre dans le théâtre… De même que « l’ouverture du rideau » avait démythifié la sacralisation de l’acteur par un appel reçu sur son portable l’amenant à sortir de l’espace de jeu, le spectateur discipliné se voit là dévoilé au travers de sa servitude volontaire le conduisant à se faire manipuler dans les grandes largeurs, et, qui plus est, en s’applaudissant lui-même ensuite pour s’être fait avoir.

La philosophie de Guy Debord et de sa « Société du spectacle », convoquée de manière ludique par un PowerPoint, est mise en acte. En effet, mine de rien, elle trame les séquences de cette inénarrable bouffonesque performance improvisée sur une partition bien « encrée » dans les têtes de chacun des trois complices. De la conscience que le spectateur aura de la place qu’il a à prendre – et non à attendre que l’on veuille bien la lui donner, Merci mon bon maître en scène… – naîtra l’homo-spectateur d’un âge nouveau se débarrassant de l’illusoire pseudo-rôle qu’imposent les sempiternels attendus du « bon spectateur » docile. Ainsi, en va-t-il du « protocole de purification » expérimenté grandeur nature, au cours duquel le problème essentiel s’il en est de la poule et de l’œuf transposé au monde du spectacle – Peut-on être acteur sans spectateur ? Et vice-versa ? – trouvera une réponse : Ecce homo-spectator-actor ! Ainsi soit-il de la (vraie) chute de la standing ovation « organisée spontanément ».

Yves Kafka

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