INTERVIEW : STEPHANE IBARS, COLLECTION LAMBERT AVIGNON
Posted by infernolaredaction on 10 septembre 2020 · Laissez un commentaire
ENTRETIEN : Stéphane Ibars, directeur artistique de la Collection Lambert, Avignon, autour de l’exposition « Avoir 20 ans ! », jusqu’au 15 novembre 2020.
Seules les oeuvres ont le droit d’être éphémères !
Commissaire d’expositions, directeur artistique de la collection Lambert à Avignon, Stéphane Ibars nous parle de « Avoir 20 ans « !, nouvelle exposition du célèbre Musée d’art contemporain d’Avignon… Entretien.
Inferno : Alors, il paraît que vous venez d’avoir 20 ans ?
Stéphane Ibars : Oui, je viens d’avoir 20 ans ! comme tout le monde d’ailleurs qui met les pieds à la collection Lambert cette année ! Vingt ans un peu particuliers, mais qu’on essaye de célébrer malgré tout avec le public, les amis, les artistes… comme il se doit…
Rappelez-nous l’origine de cet anniversaire, c’est dans les années 2000 que cette première maison de l’art contemporain s’installe à Avignon avec 556 œuvres données par Yvon Lambert à l’état Français dans le cadre d’une dation…
Oui, il faut bien imaginer qu’Yvon Lambert a bel et bien donné ces 556 œuvres au Centre national des arts plastiques, donc à vous et moi, à l’État français, au public et pour un dépôt permanent à Avignon… Mais la collection Lambert dans son intégralité, c’est à peu près 2 000 œuvres et donc c’est un musée qui travaille avec l’ensemble de ces œuvres issues de la pratique artistique à partir des années 60 jusqu’à nos jours. C’est un des musées phare sur la scène artistique contemporaine internationale qui est situé dans une ville en région, à Avignon, qui n’est pas n’importe quelle ville sur le plan culturel. Et Yvon Lambert l’a choisie pour plusieurs – bonnes – raisons, la première c’est qu’il est natif de la Provence et de la ville de Vence et qu’il souhaitait que sa collection, en plus d’être vue par le grand public à la lumière de la Provence, le soit dans une ville où il n’y ait pas encore d’art contemporain et effectivement la région et la Ville d’Avignon étaient peu dotés. En plus, l’année 2000 était un moment étonnant ou la ville était capitale européenne de la culture et avait organisé une grande exposition sur La beauté, initiée par Jean de Loisy et La collection Lambert ouvre à ce moment-là… De mon point de vue, c’est un lieu très singulier sur la scène muséale parce que c’est un des rares musées imaginé par un personnage privé, collectionneur, avec une association loi 1901, soutenue par de l’argent public et par des fonds privés qui abrite, comme le veut Yvon Lambert, une collection dont il souhaite qu’elle appartienne à tout le monde. En 2013, la collection a été donnée pour partie à l’État français et a est servi de base à un lieu de 5 000 mètres carrés maintenant, un endroit qui permet de montrer cette collection avec trois accrochages par an. Yvon Lambert voulait qu’il soit aussi le lieu d’accueil de grandes expositions d’art contemporain avec une exposition plus populaire l’été et un lieu où se réfléchissent les pratiques actuelles autour d’artistes déjà reconnus sur la scène internationale ou d’artistes très connus, mais dont on montre le travail avec un regard très singulier.
Vous êtes en train de nous expliquer qu’il y a une exposition à Avignon cet été, pourtant il n’y a pas de festival, est-ce que cette exposition vous l’aviez imaginée déjà avant le confinement, est-ce qu’elle correspond tout à fait à cette idée que vous étiez faite de cette grande exposition ?
Tout devait être très différent. C’est-à-dire que les expositions présentées en ce moment avait été pensées sous une forme plus relative et elle devaient être organisées au cours de l’année, au printemps et à l’hiver… Elles devaient nourrir les 20 ans de la collection et l’été, on devait avoir un grand projet avec l’artiste Yan Pei Ming à la fois à la Collection Lambert et au Palais des Papes, un projet avec Kim Gordon, la fondatrice du groupe Sonic Youth. Il devait y avoir un projet avec un photographe avignonnais et tout un jeu de curations de la Collection par des artistes du fond de la collection… On a donc été obligés de tout repenser, non pas d’annuler mais de reporter, de repenser ses expositions qui devaient être faites sous des formes plus légères, les imaginer avec plus d’envergure et plus de réflexion. Le confinement a permis, justement, de réfléchir davantage encore à cette proposition autour de la Collection Lambert.
Comment vit-on dans un musée confiné ? Comment vit-on quand on est commissaire d’expositions et qu’on ne peut ni sortir, ni rencontrer personne, ni voir d’artistes…
On vit comme des privilégiés dans la société, avec les mêmes angoisses que tout le monde, mais on vit avec sa bibliothèque et avec des artistes qu’on a par zoom ou tous les moyens qu’on peut avoir comme le téléphone et qui m’ont permis de faire des expositions en 3D modélisées sur ordinateur… Permis de prendre du temps pour travailler, réfléchir avec les artistes pour imaginer comment s’adapter à tout ça et comment réfléchir en commun ce monde non pas de « demain » qui n’existe pas, mais un monde « d’ici et maintenant » au jour le jour, qu’on essaye de construire ensemble.
A qu’elle conclusion êtes-vous arrivé dans ces discussions avec les artistes, est-ce qu’il y a des recommandations d’emblée qui vous viennent, des dispositions particulières que vous pourriez prendre, en particulier en relation avec leurs œuvres ?
On est arrivé à des conclusions qui sont d’avoir des relations plus étroites, des relations de soutien plus fortes avec eux, des relations de suivi au long cours… D’arrêter l’éphémère, seules les oeuvres ont le droit d’être éphémères… d’aller plus en profondeur ensemble dans les échanges. L’hystérie des projets me plaît beaucoup, elle nous nourrit. On a besoin de faire un maximum de projets avec un maximum de gens, mais là, vraiment, la profondeur des projets et la profondeur des liens avec des artistes et leur soutien indéfectible, c’est ça qui ressort de cette crise. En plus, la Collection Lambert, c’est un lieu très familial, qui est très proche de ces artistes mais on va renforcer cette notion-là. Et puis, par ailleurs, à la rentrée 2021, le sous-sol du musée va se transformer en centre d’art pour les artistes. Il sera une partie unie au reste du Musée mais indépendante. Ce sera un lieu pour les artistes plus « émergents » ou les artistes pourront rester, passer du temps, dormir dans les appartements du Musée… On va pouvoir travailler avec des artistes qui ne sont pas encore très représentés dans le monde de l’art, à leur représentation et à leur soutien. Voilà, par exemple, ce qu’on peut faire après…
Sur cette idée d’éphémère, c’est un peu le même écho que ce qui nous vient du monde de la mode… qui devait travailler avec je ne sais pas combien de collections par an qui se succédaient les unes à Milan les autres à Paris et ce besoin quand même d’arrêter un peu le temps, d’arrêter cette course effrénée, de travailler plus sur les contenus que sur les apparences… C’est aussi quelque chose que vous ressentez avec les artistes avec lesquels vous avez échangé ?
Oui, on est quand même obligés de s’intéresser aux contenus, sur le fond des choses, quand on publie des catalogues et qu’on fait une exposition ; tout cela est très sérieux, mais en tous les cas, c’est aussi peut-être penser différemment et ensemble. Il y a de toute façon une manière d’aborder les choses qui est –qui était inscrites en nous, il y avait ce désir-là qui était présent et qu’on ose du coup mettre en avant dans le projet.
Alors, évidemment, dans 20 ans de collection et 2 000 œuvres, il y a toujours les grands classiques, mais il y a évidemment un événement qui est l’accrochage ou le ré-accrochage de plusieurs photos de Nan Goldin dont une salle magnifique qui lui est consacrée… Cela faisait très longtemps qu’on n’avait pas vu autant de ses d’œuvres les unes à côté des autres avec des années qui passent les unes après les autres et de les redécouvrir… elle était un peu comme écartée des musées français… il y a un magnifique catalogue que vous publiez avec Actes Sud sur son travail… C’est un acte politique ?
J’aime bien que vous parliez de politique parce qu’il n’est question que de cela chez Nan Goldin et de sensible, mais les deux sont liés. Et effectivement, c’est un événement parce que c’est la première fois qu’on montre autant d’œuvres de Nan Goldin de la collection. On en profite pour lui dédier un des cahiers de la collection qui ont été inventés à l’arrivée d’Alain Lombard, le directeur de la Collection Lambert avec lequel je travaille. Chaque accrochage donne lieu à un cahier qui fait le point sur un ensemble d’œuvres extrêmement importantes des artistes de la collection. Dans ces 20 ans de la collection, il y avait un bâtiment que je traitais sous le prisme : un artiste choisi par Yvon Lambert, une salle dont il choisissait les œuvres et une exposition de groupe sur la notion de l’intime qui me paraît très importante sur le plan politique dans la collection Lambert, et Nan Goldin était un peu le point d’orgue de cet axe. C’était un rêve pour moi depuis quelques années que de pouvoir dans cette très belle salle, de grande hauteur, faire une sorte d’installation de la majorité des œuvres de Nan Goldin de la collection. C’est très politique dans le sens où Nan Goldin c’est les années 80, c’est la photographie des gens à la marge, de ces années Reganiennes absolument horribles de conservatisme, qui essaient de casser tout ce que les progressistes ont essayé de faire pendant 20 ans… J’ai d’ailleurs relu à cette occasion la pièce de Tony Kushner Angels in America où on se rend vraiment compte quand on le lit – et du coup merci la Comédie française, même si le confinement a un peu sabordé le projet de reprise sur scène de la pièce – mais c’est très politique, et retrouver Nan Goldin aujourd’hui, c’est retrouver un personnage qui est en politique, qui essaie actuellement de faire la guerre à une entreprise pharmaceutique qui finance beaucoup des plus grands musées de la planète et qui arrive à gagner sa guerre. Beaucoup de musées refusent les soutiens de cette grande famille de produits pharmaceutiques qui vend des opiacés qui ont causé la mort de centaines de milliers de personnes et cela rappelle que ces photos sensibles de l’intimité d’êtres à la marge, qui nous touchent par leur universalité déconcertante, sont des photos du politique…
Ce qui est assez intéressant dans la scénographie du Musée actuellement, c’est que pour accéder à cette grande salle magnifique avec cette lumière du jour qui éclaire les œuvres de Nan Goldin, on passe par un grand couloir rouge dans lequel vous avez exposé des œuvres de Douglas Gordon. Là aussi, mettre ces photos en rapport à toute cette polémique qui est née autour de cette œuvre de Nan Goldin prise dans la baignoire avec un adulte et un enfant, c’est assez audacieux de mettre ces photos dans un long corridor rouge, plein de photos de pieds d’enfants pour arriver à la salle Goldin… Vous n’aviez jamais osé une couleur aussi franche, aussi révolutionnaire dans ce grand couloir de passage, même pour l’exposition de Combas qui s’y serait prêtée, vous étiez restés finalement très classique. Je crois que c’est la première fois que vous osez le rouge, non ?
Éric Mézil, avec qui je travaillais auparavant, savait très bien jouer avec ces jeux de couleurs… C’est quelque chose avec lequel je suis très peu familier d’autant que j’aime plutôt jouer avec les lieux tels qu’ils sont et, pour vous dire la vérité, c’est l’œuvre qui m’a dicté cette envie… C’est à dire que cette série de photos doit être impérativement exposée dans une salle entièrement rouge. J’ai décidé de la mettre dans ce couloir parce que ça me permettait de le réinventer alors qu’il est surtout un lieu de passage dans lequel on met des œuvres et qui est considéré dans les plans d’architectes comme une salle d’exposition. Il permettait de faire cette transition – un peu nietzschéenne d’ailleurs – entre le reste et Nan Goldin.
Ce qui est très intéressant aussi dans la scénographie, dans l’organisation de l’exposition c’est que, bien sûr, dans les première salles, on retrouve les grands classiques déjà présentés au cours de ces vingt dernières années comme : Serrano, Kieffer, etc… Puis, lorsqu’on va dans la partie ré-ouverte, qui était avant l’école des beaux-arts d’Avignon, on découvre de nouveaux artistes comme Yann Sérandour, Jill Majid… il y a une ouverture vers de nouveaux auteurs. C’est plaisant de retrouver des œuvres de Bernard faucon comme la magnifique photo de Serge… Est-ce qu’il y a aussi cette nécessité toujours de ramener la collection Lambert et le patrimoine du fondateur de la maison à ce qu’il recherche toujours, puisqu’il est toujours en activité ?
Oui, l’idée c’était, montrer des territoires un peu moins explorés de la collection comme Jill Majid qui est une artiste qui travaille sur des histoires liées aux services secrets et qu’elle transforme en néons fabuleux, très inquiétants. Yann Sérandour qui est à la fois dans l’histoire de l’art, la critique, l’art contemporain, mais je pense même à des oeuvres comme L’homme derrière le rideau de Elina Brotherus puis des gens comme Vibeke Tandberg qui ont été des stars de l’art contemporain dans les années 2000 puis qui ont un peu disparu et qui reviennent au goût du jour, qui ont des oeuvres qui, pour moi, sont toujours extrêmement pertinentes aujourd’hui. Vibeke Tandberg, on la voit sauter sur son lit dans les vêtements de son père. Elle s’est photoshopé le visage ce qui fait qu’on ne la reconnaît pas trop, cette quête d’’identité est très intéressante. Je pense à François Allard qui a fait un projet pour nous pendant le confinement – 56 jours à Arles…
Il y a un retour aux artistes français parce qu’Yvon Lambert est connu pour avoir défendu Basquiat, mais on sait peu qu’il a fait connaître des artistes comme Jean-Charles Blais… Là aussi, cette dérive des continents est possible avec un répertoire de deux mille œuvres ?
Il y a une dérive des pratiques, des continents, mille choses sont possibles… L’idée qu’on a aujourd’hui est de travailler beaucoup plus sur ce fond de la collection, qu’il soit visible en permanence, de multiplier les expositions, les visions… Je parlais d’artistes qui vont venir mettre leur nez dans la collection, qui vont faire des accrochages de la collection mais aussi les manières de penser la collection différente. On va faire des expositions comme celle des années quatre-vingt, prendre une année de la collection et regarder toutes les oeuvres qui la constituent cette année-là… ce qui constitue un corpus possible pour une thématique, etc… Rendre cette collection vivante comme elle l’a toujours été… Je me souviens que, dans le catalogue d’inauguration de la collection Rendez-vous, il y a un texte d’Alfred Pacquement, qui a été un très grand conservateur français, à la tête du Centre Georges Pompidou et qui était stagiaire quand il était jeune chez Yvon Lambert, et Pacquement a intitulé son texte « style a live ». Il dit que c’est une collection « style a live » c’est-à-dire qu’Yvon Lambert est toujours en recherche de vie perpétuellement… Et lorsque je parle avec Yvon Lambert, encore maintenant, à part nos amours connus pour Lawrence Wiener, Nan Goldin, etc… il me parle toujours du dernier artiste qui a entre 20 et 25 ans qu’il vient de rencontrer et de faire l’acquisition d’une œuvre : c’est ça qu’il faut montrer dans la Collection Lambert aujourd’hui.
Dans l’installation que vous avez faite, on retrouve évidemment des grands classiques comme cette photo de Sinclair qui s’appelle « Real Life » qui a fait longtemps l’affiche des précédentes expositions, quelle est votre analyse de la « Real Life » de l’après confinement ? Comment voyez-vous l’avenir du Musée, l’avenir des artistes après cette pandémie mondiale ?
Déjà, chaque artiste a un profil différent. Les artistes connus s’en sortent plutôt bien, les autres moins… Malgré tout, il y a beaucoup de gens dans les musées, les galeries, les administrations qui essayent de soutenir au maximum les artistes et s’intéressent à eux… La Collection, je la vois comme un musée qui doit mettre en valeur une collection fondamentale pour le public, la travailler davantage par rapport à ce qu’on vit aujourd’hui, la travailler avec ces artistes, la travailler pas seulement avec mon regard, mais aussi avec un regard extérieur et qui doit être un lieu qui accueille l’art en devenir et c’est ce mélange-là je pense qu’il serait intéressant de faire, de sorte que l’art se crée au sein d’une collection historique et de créer des ponts entre eux, entre un passé qu’on doit prendre en charge et un maintenant, et ce qu’on veut ouvrir comme chanp pour demain…
Dans une ville comme Avignon, réussir une Real Life avec des nouveaux artistes, c’est un pari, mais est-ce que la collection continue à essaimer autour d’elle. ? Y a -t-il des grands temps forts avec les œuvres de la dation d’Yvon Lambert qui sont prévus ? Est-ce que vous pouvez continuer à attendre des prêts d’œuvres comme c’était le cas auparavant ?
Oui, il y a beaucoup de prêts d’œuvres… L’année dernière pour l’exposition Basquiat, j’avais des prêts magnifiques de France, de l’étranger. Il y en a qui étaient prévus de New York pour l’exposition de Kim Gordon et de l’étranger pour Yan Pei Ming, donc, bien sûr, mais surtout la collection va aussi se développer à l’extérieur… Le confinement a un peu stoppé ce nouvel aspect, mais ça n’est que partie remise et, effectivement, nous avons un projet de faire une exposition de la collection à l’étranger : en Chine, en Europe du Nord, dans d’autres pays et cette idée de la visibilité de la collection à l’étranger, elle va se matérialiser par un grand projet annuel. Bien évidemment, on va rendre visible la collection en multipliant les prêts que l’on fait à l’étranger. Les gens le savent peu, mais on prête beaucoup d’œuvres… Cette dimension-là existe, et la diffusion de la collection sur le plan international me paraît être une chose complètement essentielle.
Propos recueillis par Emmanuel Serafini
En partenariat avec la Radio L’Echo des planches/Avignon
Image: Nan Goldin Brian’s Birthday, 1983 © Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
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