INTERVIEW : THEO MERCIER, « OUTREMONDE » A LA COLLECTION LAMBERT

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75e FESTIVAL D’AVIGNON. ENTRETIEN avec Théo Mercier pour son exposition « Outremonde » à la Collection Lambert, Avignon, dans le cadre du 75e Festival d’Avignon. Exposition jusqu’au 26 septembre 2021.

Le volet 1 d’Outremonde à la Collection Lambert en Avignon sera l’incipit d’une histoire évolutive. Ecrite autour d’un jeune garçon entraînant le public dans son paysage intérieur, Outremonde nous fait découvrir un paysage de sable, qui se déploie en deux temps d’exploitation : un temps d’exposition muséal, où le public découvre un « paysage désert » et le temps du spectacle ou les visiteurs assistent à un « paysage vivant ». A voir jusqu’au 26 septembre 2021.

Inferno : Théo, j’aimerais commencer par cette « porte d’entrée » qui est l’affiche du Festival d’Avignon 202. Cette affiche est une invitation, une portée d’entrée vers la programmation du Festival.

Théo Mercier : Cette affiche est la superposition d’une peinture d’une tranche d’agate sur la reproduction d’un masque mortuaire en obsidienne. Un masque masqué. C’est comme une « vision traditionnelle » qui serait « empêchée » pour imaginer une autre forme de regard : une nouvelle tranche de vision, plus large. Une image introspective, cosmique, psychédélique, qui est à la fois très ouverte sur l’intérieur et sur l’extérieur.

Le masque évoque un temps révolu, tandis que l’agate renvoie à un temps atemporel, sans mesure. Une combinaison de temps. L’agate pourrait évoquer, par son emplacement au centre d’un visage, le chakra du troisième oeil, bleu comme la pierre, dont les irisations évoquent la luminescence de l’ouverture de ce possible chakra.

En effet, le troisième oeil m’intéresse : on est à la fois dans une vision cosmique et microscopique. Je cherche un endroit « entre », entre le white cube et la salle noire. Ce que j’appelle une « zone grise ». Qui impliquerait la révélation d’un troisième oeil, qui ne serait ni celui du regardeur, ni celui du spectateur. Il y a une nécessité à inventer des nouveaux regards, surtout au temps des réseaux sociaux où les regards sont de plus en plus calibrés. Cette « zone grise » est un endroit pour de nouveaux rituels, une nouvelle manière de sentir l’exposition et la scène. L’exposition et le spectacle Outremonde sont un environnement qui propose d’autres temps, d’autres habitudes. Mettre en scène, c’est trouver un temps de regard et j’aime travailler sur la chorégraphie des regards. Cela interroge mon travail de sculpteur : Une sculpture sur scène est-elle un décor ?

Le troisième oeil est un oeil qui voit sans organe, c’est l’intuition pure. L’agate peinte est hyperréaliste, telle une photographie…

C’est un trompe l’oeil !

Pour Outremonde tu parles d’une « exposition vivante ».

C’est une vie qui est plutôt dirigée vers la mort. Une vraie vie, en fait. Outremonde rassemble un ensemble de sculptures faites de sable et d’eau, qui durant les quatre mois d’exposition vont se dégrader. Il y a un entretien quotidien, on arrose les sculptures comme on arrose un jardin, puis on va l’arroser de moins en moins et ce jardin va sécher et mourir. La mort de ces sculptures est de redevenir matière pure. C’est une mort pleine de possibles. Ce sable provient d’une carrière près d’Avignon et y retournera à la fin de l’exposition.

Après l’affiche du festival, la seconde oeuvre que découvrent les spectateurs du festival et les visiteurs de ton exposition est une sculpture installée dans la cour de la Collection Lambert, en métal, matériau pérenne. Une structure aux accents minimaliste, qui évoque des jeux d’enfants ou d’animaux domestiques.

« La fille du collectionneur » est le décor du spectacle éponyme. C’est une sculpture praticable, imaginée pour des performeurs, qui dans le spectacle était comme le « palais de la mémoire » du personnage principal, la fille d’un collectionneur. Ce personnage déambulait dans son « château mental », comme un paysage intérieur. Je voulais tisser des liens avec un travail précédent, qui était un décor et devient ici une sculpture.

Une fois la porte de la Collection Lambert passée, descendus dans son sous-sol, nous découvrons Outremonde. Outremonde est orthographié sans tiret, comme pour le roman de Don Delilo, dans lequel le personnage principal, s’occupe de la gestion de déchets. Une part obscur du monde. Ici on est à la fois en sous-sol et il y a dans le parcours de l’exposition un couloir, sali, abimé, couvert de déchets.

Ces endroits sous le monde, sont comme des envers de décor. On va sous la matière. C’est une zone intérieure, utérine, comme des entrailles. Cette dramaturgie et ce parcours ont été dictés par l’architecture du lieu, je l’ai accompagnée en ouvrant un couloir, qui n’est pas un passage par lequel les visiteurs passent habituellement. J’ai imaginé Outremonde comme la radiographie du personnage qu’est l’enfant. La radiographie débute par le pied d’un pendu ; sa cage thoracique serait les 3 premières salles blanches ; le couloir une « zone intestine » ; et la salle obscure en serait sa tête. Dans cette dernière salle on entre dans la psyché de cet enfant.

Tu viens d’évoquer la figure du pendu que l’on rencontre dans la deuxième salle de l’exposition. Il évoque l’arcane 12 du tarot de marseille, tout comme les deux femmes aux chiens que l’on rencontre dans la première puis dans la troisième salle évoquent l’arcane 11, la Force.

Lorsque j’ai commencé à imaginer mon projet pour la Collection Lambert, j’ai passé beaucoup de temps seul dans les salles que je voulais investir. Je voulais « écouter » le lieu. J’ai visité la ville et j’ai découvert par hasard une boutique de tarot. Le propriétaire m’a fait un tirage. Je me suis alors dit : je vais à la fois écouter le lieu et ce que me dit le tirage sûr ce lieu. J’ai mené une « enquête esthétique », en prenant des notes, en faisant plusieurs tirages de cartes. Pour concevoir Outremonde, avec mon équipe, on s’est donnés comme règle de se diriger vers l’enfant : celui qu’on a ou pas, qu’on est ou que l’on a été.

Tu dis que le lieu est un personnage de fiction. La première salle rassemble un pied de sable géant, un chien taille réelle, en sable aussi, un enfant qui va donner naissance à une jeune femme, surgissant d’un tas de sable. De ses gestes, l’enfant va diriger les gestes de cette femme : comme un portrait de l’artiste qui donne vie à un personage, à une fiction, à une oeuvre. Comme un Pinocchio à l’envers : l’enfant donne vie à un adulte. Cette femme a un regard vide, perdu, triste, mis à l’épreuve. Elle nait sans voix, sans cri, comme si elle ne voulait pas vivre. La femme d’Outremonde nait faible, comme ce court instant ou le papillon sort flétri de sa chrysalide.

C’est une naissance mélancolique. Cet enfant démiurge est celui qui a fabriqué toutes les sculptures que l’on rencontre dans l’exposition, et les autres personnages sont issus de son imagination. Il créé des souvenirs enfouis. Des images d’un bonheur et d’une enfance révolus. Des souvenirs glacés, en voie de disparition, avec une mémoire qui se détériore. On retrouve cet enfant dans la deuxième salle, pendu au plafond, 30 ans après. Son corps a vieilli, ses souvenirs aussi.

L’enfant apprend à cette femme à faire sa toilette, et à caresser le chien qui est devant elle : geste inverse de l’arcane de la Force où la figure féminine tient la gueule du chien ouverte, avec robustesse.

Au tout début, le travail que fait l’enfant, yeux fermés, est une visualisation de cette femme qui va surgir. Le fait qu’elle se nettoie du sable duquel elle surgit, c’est comme si une image devenait plus propre, plus claire. C’est un nettoyage, comme la mémoire nettoie certains souvenirs, les transforme, les oublie. C’est comme un travail de sculpture mentale qui se dirige vers une netteté photographique.

La deuxième salle rassemble des ruines d’architecture de type gothique, toujours en sable, parsemées de boules noires. Ces boules qui évoquent le monolithe de » 2001 l’odyssée de l’espace », mais aussi ces boules de cristal devenues noires par un sortilége ou un mauvais présage.

En effet, la boule de sorcière qui viendrait contaminer le sable. Elles m’évoquent aussi la télésurveillance et ses cameras rondes. Quand on regarde ces boules ont voit qu’elles reflètent l’espace et viennent comme le voler. Je voulais que le paysage de cette salle entre dans des sphères. Des mappemondes de l’Outremonde. Elles ont une présence inquiétante comme des virus, des tumeurs cancéreuses. L’exposition est un personnage de fiction, un corps qui détient tous les âges, un corps hôte de ces virus.

Dans la troisième salle on retrouve, toujours dans un paysage de ruine, la femme, devenu âgée, près d’un chien qu’elle recouvre de sable, avec l’enfant. Un texte est diffusé, sur la perte, la perte de la reconnaissance.

Avec ce texte je me suis intéressé au dépouillement, à la mise à nu, qui est une disparition.

La femme a toujours un regard dans le vide, comme absente à elle même, l’enfant la regarde mais elle, ne le regarde pas. Il souhaite communiquer, elle non. C’est elle qui commence à ensevelir le chien, cette fois-ci c’est l’enfant qui suit ses gestes. Pourquoi reste elle absente à elle même ?

J’ai voulu d’une certaine manière fantomiser ces personnages, leur faire perdre un ordre ordinaire, les mettre dans une autre forme de réalité. Comme dans un film de science fiction où des humains seraient créés et auraient en eux une forme d’absence : un état intermédiaire d’humanisation, comme une copie qui ne serait pas totalement accomplie. On est dans des images, des souvenirs, des fantasmes avec toujours un endroit de manque.

Des personnages hagards, comme dans cet état transitoire d’un rêve glissant vers la réalité ou inversement. Il y a, dans cette salle, une série de vitrines-cheminées qui font vivre de faux feux perpétuels.

Ces cheminées dialoguent avec les boules noires. Leurs vitres noires reflètent l’exposition, la brûlent. Les boules sont les cameras et les cheminées leurs écrans. Ce sont aussi les écrans d’un état du monde. Ces cheminées évoquent que cette exposition est un refuge émotionnel et mental. En sous-sol on est comme dans un bunker.

Ces fausses cheminées, sont des simulacres de la déréliction de toute chose, à l’inverse des sculptures de sables qui vont s’effondrer à un moment donné, ces cheminées elles perdureront de leur feux perpétuellement entretenus. Le visiteur continue son chemin en passant par ce couloir intestinal. Qui sale, dérange les visiteurs à qui tu as sollicité dès l’entrée d’Outremonde de se déchausser, marchant pieds nus dans la saleté. Pourquoi le spectateur doit se déchausser ?

On ne rentre pas dans la tête de quelqu’un avec ses chaussures.

Le visiteur entre ensuite dans un auditorium plongé dans la pénombre, dont les murs sont recouverts de rideaux bleus. Une femme est au centre des gradins et chante, pousse des cris, utilise clochette et bol tibétain : une forme de cérémonie secrète. Sur la scène de cet auditorium, il y a une montagne stylisée derrière laquelle nous vouons le système sonore qui diffuse ses paroles et celle de l’enfant qui s’interroge : Où va la lumière quand elle s’éteint ? Est-ce que le rêve est réel ?

J’espère que cette dernière salle ouvre et élargit l’exposition. Autant les trois premières salles blanches sont closes, autant celle-ci serait une sorte de hublot d’un vaisseau que l’on quitte. C’est à la fois une plongée dans le cosmos et une dissolution de l’ego. C’est un espace de soin et de guérison, de l’ordre de l’exorcisme, de la purge. C’est un espace de rituel de purification. Un lieu de questionnement.

Propos recueillis par Timothée Chaillou

Image copyright the artist – photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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