DAMAGED GOODS, SKETCHES / NOTEBOOK : MEG STUART AU CENTRE POMPIDOU
Meg Stuart/ Damaged Goods – Sketches/Notebook / 11 – 14 décembre 2013 / Centre Pompidou Paris.
Vie furieuse, intensités, flux et désirs s’entrechoquent dans un tourbillon joyeux, deviennent les matières mêmes de la nouvelle création de Meg Stuart. Dans un acte artistique fort, à portée paradigmatique, Sketches / Notebook affirme la nécessaire primauté des lignes de fuite, des gestes en devenir.
Le plateau du Grand Studio du Centre Pompidou se transforme, sous l’impulsion des terribles trublions de Damaged Goods, en terrain de jeu, espace intensif, inétendu, marqué par des pics d’énergie, des décharges fulgurantes et autres constellations protéiformes. La texture du temps devient elle même modulable. Ruptures de rythme, vitesses et lenteurs, instants suspendus, tressés au plus près de la souche du mouvement, exercent une véritable emprise sur le public, confortent une perception immersive où le temps de l’expérimentation se fait partage. Des plages temporelles se creusent et se recouvrent, les passages sont poreux. Les traits fluides ménagent une réelle place aux spectateurs qui se prennent au jeu des transformations. Rêver leur devient une posture active. Quelque chose de la tessiture vague et pourtant terriblement soutenue de cette création nous évoque le film de Pierre Huyghe, The Host and The Cloud, et sa façon souterraine de s’avancer, son insidieux débordement de matière qui déplie une multiplicité de devenirs.
Sketches / Notebook embrasse à la fois ses prémisses et ses potentialités, tout est déjà dans cet état brut et impétueux où les désirs surgissent, crient, hurlent, fuyants et aiguës, avant que des formes trop explicites ne viennent les circonscrire.
Le poison Violet suit son chemin dans les corps et les imaginaires, continue à irriguer les veines et les synapses, se niche jusque dans les alvéoles, distille ses puissants principes actifs, entame de manière fulgurante une insatiable mue. Lors de sa première au festival d’Avignon en 2011, cette création avait marqué profondément les esprits. En effet, Meg Stuart était allée très loin dans sa recherche des hautes tensions, amenant les danseurs qui l’accompagnent au bord de la transe. Chacun s’engouffrait dans ses retranchements, chacun plongeait dans ses abimes, suivait ses chemins et passages secrets.
Sketches / Notebook semble nous livrer une cartographie de ces sentiers périlleux et surtout imaginer leurs croisements. Meg Stuart ne cherche plus les failles, même si les secousses de la transe, attisées par la montée envoutante, irrésistible des infra-basses, gagnent encore par moments les membres, menacent de briser les nuques. La chorégraphe fabrique désormais sous nos yeux, avec la complicité de performeurs hors paire, un terrain d’entente, une sorte de mille plateaux, d’enchevêtrement foncièrement instable des continuums d’intensité.
Danseurs, musiciens, éclairagistes, vidéastes, accessoiristes, tous invités à prendre part au projet, tissent une toile, construisent des ponts vers les autres. Chaque pas compte, peut déjà faire basculer les choses. Nous nous laissons gagner par la démonstration espiègle de ce trickster aux santiags qu’on pourrait très bien imaginer ailés, venu du Nouveau Monde, qui déjoue l’organisation cartésienne de l’espace, brouille les frontières physiques de la cage de la scène, fait s’y engouffrer des puissances cosmiques qui entrent en résonance avec la respiration bruyante qu’il fait monter dans les gradins. L’énergie potentielle déborde le plateau. Ce mouvement général est à proprement parler prodigieux. Il y va d’une démarche horizontale portée par l’idée de relier qui redéfinit complètement la donne sans pour autant gommer les crevasses. Le chaos menace à chaque instant de tout engloutir.
Sketches / Notebook se donne comme un espace-temps de densité mouvante. Son bouillonnement et ses fluctuations favorisent le surgissement d’images irrécupérables, indissolubles dans la kyrielle de références issues du monde de l’art, des sciences ésotériques et de la culture pop, qui en éclairent les différentes facettes sans pour autant épuiser leur mystère. De véritables nœuds, centres névralgiques, accélérateurs d’imaginaire, capables d’agir sur les qualités de l’espace, opèrent d’incontestables ruptures de niveau.
Ainsi cette mariée aux fourrures, portant un énorme caillou, éclat de roche, silencieux et opaque, qui résiste aux assauts des rayons de lumière et garde jalousement son secret.
Ainsi cette autre créature fantasmatique, hybride, métissée, enveloppée dans de multiples pans de tissus, lourds, qui prennent la consistance des chairs. Sa lente évolution, à la fois auguste et venimeuse, rappelle les figures à l’expressivité débridée qui pullulent dans le jardin des délices de Marlène Monteiro Freitas (Paraiso).
Ainsi ce redoutable boli (objet de pouvoir, conglomérat de matières organiques secrètement, sauvagement vivant), qui se donne comme l’antithèse de l’accouchement de soi mis en scène par Castellucci dans son dernier opus, The Four Seasons Restaurant. Les performeurs font corps, y plongent, sont absorbés dans une lente mêlée qui traverse le plateau attirant sur son passage un tas d’accessoires voracement intégrés dans son vortex.
Ainsi cette inouïe famille de Bernard l’Hermite, libérée sur le plateau au moment de sa dissolution. Les danseurs métamorphosés en êtres vibratiles dotés d’organes de sens surprenants, toujours en mouvement, cils et antennes à l’affut de la moindre ondée, semblent tout juste échappés des coquilles de Constantin Brancusi que Pierre Huyghe a imaginé dans son exposition au niveau 1 du Centre Pompidou.
L’étincelle, l’imprévu, la fulgurance du vivant jubilent dans deux univers qui assument pleinement leurs courants souterrains, déplacent les cadres conventionnels, s’interrogent sur l’émergence des choses et leur intensification, travaillent la vibration, le rythme, dans une démarche généreuse de partage d’expérience. L’exposition de Pierre Huyghe peut aider à mieux déceler les enjeux profonds de la proposition de Meg Stuart, ses lignes de fuite. Gageons que ce n’est pas seulement le fruit d’une heureuse coïncidence que ces deux artistes se retrouvent au même moment au Centre Pompidou.
Smaranda Olcèse